dimanche 23 septembre 2018

Le Petit Peuple



Zürich, le 31 août 1939

  
- Un petit peuple créateur de grandes œuvres !
Berthold donna un coup de canne sur le dossier de la chaise et apprécia le son net et clinquant que le métal rendait. C’était au moins la troisième fois qu’il répétait la devise de l’exposition en soupesant chaque mot, comme s’il en éprouvait la consistance.
- Cent pour cent aluminium !
Il s’installa sur le siège en écartant les jambes et en prenant soin de retrousser les canons de son pantalon. Puis il tendit le regard vers la rive opposée et la bande bleue du lac qui la soutenait. On distinguait même les Alpes glaronnaises avec un peu de neige sur leurs sommets.
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- Greta, tu me feras penser que nous devrions nous procurer des boîtes en aluminium pour emballer nos commandes de biscuits. C’est un métal d’avenir.
Berthold contemplait toutes ces chaises identiques, échouées sur le quai. Leur éclat argenté sous le soleil faisait penser au produit d’une pêche miraculeuse. A peine la moitié d’entre elles étaient occupées par des badauds. Il estimait pourtant leur nombre à au moins deux cents et il se confortait dans l’idée que tous ces gens avaient fait le même choix que lui en n’hésitant pas à payer le prix de l’entrée qui s’élevait à deux francs par personne. Il fallait encore compter les billets de train. Et il n’avait pas résisté à l’enthousiasme de Greta qui voulait faire un tour sur le Schifflibach. Leurs deux places dans la petite embarcation avaient coûté un franc, mais ils n’oublieraient pas ce moment où, serrés l’un contre l’autre, ils avaient reçu la bénédiction de ces giclées d’eau comme une bouffée de bonheur.  Il avait même payé le prix de la photo souvenir. Et ce n’était pas tout. Il y avait encore le téléphérique, auquel il ne fallait même pas songer, puisqu’il eût fallu débourser quasiment le prix de leurs deux entrées. Et les nombreuses tentations exposées dans les halles et les maisons traditionnelles du Dörfli, à propos desquelles il avait été catégorique. « Nous sommes là pour regarder avec les yeux ! »

S'en mettre plein les yeux! C'était précisément ce qu'ils avaient fait ce matin-là. Profiter de ce bonheur gratuit en admirant, par exemple, la multitude des drapeaux qui se déployaient au-dessus de la Höhenstrasse. Les fanions des trois mille communes de Suisse. Greta fut la première à apercevoir  celui de Neuenhof. Sous l'effet de l'émotion, ils s'étaient étreints sous la bannière. Cela n'était plus arrivé depuis la naissance de leur fils trois ans auparavant. C'était aussi la première fois qu'ils se retrouvaient seul à seul, ayant laissé l'enfant chez ses grands-parents.

- Où veux-tu aller?
La voix de Greta le surprit, alors que son esprit, saturé de couleurs, s'était assoupi dans cette sensation de plénitude, un peu comme une nature morte qui sèche au soleil.
Il regarda sa montre. Trois heures et demie. Il y avait encore une bonne heure à occuper avant le départ du train. Il fit mentalement l'inventaire de toutes les attractions qui figuraient dans le programme pour arriver à la conclusion qu'ils les avaient toutes passées en revue, à l'exception de celles qu'il avait jugées hors de prix. Il était personnellement tenté de retourner dans la halle de l'aluminium, mais Greta aurait sans doute préféré flâner un peu dans le Dörfli. C'est ce qu'il proposa pour lui faire plaisir, en se disant qu'ils pourraient bien encore dépenser deux ou trois francs pour un souvenir, puisqu'ils avaient été si raisonnables au cours de cette journée.
Ils regagnèrent le village et se mirent à déambuler sans but précis. La foule s'attroupait devant les bistrots, les carnotzets, qui servaient des spécialités locales. Une bonne odeur de viande fumée provenait du Grotto Ticinese. Mieux valait cependant ne pas dépenser pour des denrées périssables en un jour aussi mémorable. Ils parvinrent sur la place de fête où une fanfare jurassienne entonnait une marche militaire. On retrouvait l'effervescence des couleurs auxquelles se mêlait l'éclat des cuivres. Berthold regardait les nombreux stands dressés autour de l'esplanade, comme s'il cherchait un refuge ou du moins un peu d'ombre. C'est alors qu'une pancarte retint son attention. Le mot "Lilipusuisse" surplombait l'entrée d'une sorte de pavillon au toit pointu. Une lueur feutrée perçait à travers la bâche. 
Il attira Greta vers ce kiosque étrange en s'étonnant de ne pas l'avoir remarqué auparavant quand ils étaient passés par là. Ensemble, ils pénétrèrent dans cet univers sans trop savoir à quoi s'attendre. Berthold eut un mouvement de recul en apercevant la dame qui se tenait derrière le guichet. Il se détendit en voyant son visage qui souriait, qui ne réclamait rien. Une maquette était exposée dans l'espace conique qui s'ouvrait devant ses yeux. Un train électrique circulait dans un décor de carton-pâte. La locomotive fumait et son phare jaune étincelait à la sortie du tunnel. Elle sifflait en traversant un village. Il y avait une église, un bureau de poste, des figurines de badauds. Berthold se pencha pour voir de plus près les fenêtres éclairées des wagons passagers. Il crut apercevoir l’ébauche de sourires fins et malicieux qui se tournaient vers lui sous l’effet de la vitesse. La moindre petite touche de peinture déclenchait une vision kaléïdoscopique sur sa rétine. Une clochette se mit à tinter et la barrière d’un passage à niveau s’abaissa au moment où le train passa.
- Regarde-cela, Greti !
Mais Greta était bien trop occupée à admirer les petites poupées en costume traditionnel sur les étagères de la boutique. Ce ne fut pas son regard qui croisa le sien quand il redressa la tête, mais celui d’un étranger. Un homme plus jeune que lui, avec une moustache étroite et une frange qui lui barrait le front. Il portait l’uniforme militaire avec le bonnet de feutre et l’insigne d’un caporal. Comme lui, il paraissait ébahi par le spectacle.
- Ida, schau mal, was für ein kleiner Wunder! S’exclama-t-il, comme en écho aux paroles de Berthold.  
Une femme se raccrochait à son épaule. Son rire cascadait à travers une chevelure dorée. Elle tenait un sac de victuailles d’où une odeur d’ail et de fromage s’échappait par bouffées. Berthold se dit qu’il les avait déjà croisés aujourd’hui. Oui, il avait aperçu ce couple dans l’une des fermes de l’expo, entre les rideaux de saucissons qui séparaient la matière dense de cette pénombre. Ils s’étaient formulés à partir d’un rire, d’une voix, d’une sensation que l’on partageait avec des inconnus qui n’étaient pas des étrangers, entre humains solidaires, entre gens d’une même nation. Cette même pensée a dû traverser l’esprit des deux hommes au moment où ils se souriaient par-dessus la barrière du passage à niveau. Tels deux géants dont les regards se croisaient tout naturellement par-delà les montagnes.

Un peu plus tard, sur la place de fête, il revit le soldat et sa femme qui marchaient devant eux. Il prit Greta par la main et suivit le mouvement de la foule qui se dirigeait vers la halle aux bestiaux. D’où provenait toute cette agitation ? Les gens s’amassaient contre les barrières qui avaient été disposées le long de l’allée principale. Un peu de paille jonchait le sol. Qui attendait-on ? Une fanfare ? Un cortège ? Un défilé de vaches ? Berthold et Greta se frayèrent un passage à contre-courant jusqu’au bout de l’avenue. Un homme qui portait une boîte en carton autour du cou se mit à crier à côté d’eux.
- Mesdames, Messieurs, les paris sont ouverts ! Le rouge… Le rouge de Langenthal a la grande forme ! Le bleu, le jaune, sont affamés, croyez-moi, et bien déterminés à devancer tout le monde. 
Quand Berthold se trouva juste à sa portée, l’homme se pencha vers lui en soufflant cette confidence à voix basse:
- Mais c’est le vert qui tient le bon filon. Le vert de Thurgovie.
Le vert… Quel vert ? Berthold regarda par-dessus la barrière aussi loin qu’il le pouvait pour obtenir la réponse à sa question. Une dizaine de petits cochons roses portant des dossards de toutes les couleurs trépignait dans des boxes en mêlant leurs grognements au brouhaha de la foule.
- Oui, le vert, croyez-moi, reprit l’homme, les oreilles tendues et le groin qui ronronne, ça ne trompe pas.
Berthold allait se détourner sans répondre, quand une voix tonna à côté de lui.
- Oui, le vert! Pour moi, le vert!
Le soldat était subitement réapparu derrière lui. Son bras passa par-dessus l’épaule de Berthold pour déposer une pièce de deux francs dans la boîte en carton. L’homme lui offrit une liasse de petits coupons pour ce prix-là. Le soldat les empocha à la hâte, comme s’il s’agissait du fruit d’un délit, puis il entraîna sa grosse femme qui bouscula Berthold sur son passage.
- Allons-nous-en… C’est une honte, dit-il à Greta. Un spectacle de foire. Nous ne sommes pas venus pour ça.
Ils voulurent s’éloigner, mais la foule compacte les empêchait de revenir en arrière. Ils restèrent coincés entre les rangs les plus reculés, avec ce vacarme qui les empêchait de se comprendre.
- Non, mais… Deux francs, tu te rends compte !
- Que dis-tu ?
- Nous, on fait des économies, et lui…
- Oui, ce sont des cochons, essayons de nous rapprocher pour voir.
Berthold continuait de ruminer intérieurement. Deux francs… Pouvait-il se le permettre, ce petit caporal ? Sans doute, sa solde qu’il venait de toucher. Qu’il fallait dépenser immédiatement, jusqu’au dernier centime, en buvant, en s’amusant, dès qu’on était en permission. Ils étaient tous les mêmes. Mais lui, sa solde, il l’avait toujours épargnée, mise de côté, en songeant à ce constituer un petit pécule qui aurait toujours pu leur être utile en cas de besoin. Parier, c’était jeter l’argent par la fenêtre. Dire qu’ils avaient renoncé au téléphérique pour la même somme, qu’ils avaient pique-niqué au lieu de s’offrir le repas au restaurant des chasseurs des Grisons.

Un bruit sourd le tira de ses réflexions. Un coup de feu. Les portes des boxes s’ouvrirent. La course venait de commencer. Les cochons se précipitaient à ras de terre, se bousculaient dans l'allée étroite. Il ne voyait pas grand-chose d'où il était, mais la foule devant lui tressautait au rythme des secousses de ces petites bêtes vives et dodues. Des hommes poussaient des cris, des femmes remuaient leur derrière. Tout cela dura à peine quelques secondes. En moins de temps qu'il n'en fallait pour comprendre ce qui se passait, les gorets avaient déjà franchi la ligne d'arrivée. L'agitation retomba aussitôt et la foule commença lentement à se disperser le long de l'avenue.
- Qui a gagné?
Berthold semblait vouloir la retenir, agrippant les passants sans le moindre égard, comme s'il était la victime d'un vol à la tire, comme s'il prenait le monde entier à témoin de son infortune. Un bonhomme finit par lui avouer dans un haussement d'épaule.
- Le vert a gagné.
- Pas possible...
Il s'arrêta net. Tout au bout de l'allée, les petits cochons, vêtus de leurs manchons de couleur verte, jaune ou rouge, étaient déjà rassemblés dans un enclos. Tranquilles, indifférents à leur sort, ils se pressaient les uns contre les autres, sans que rien ne permît de distinguer le vainqueur de ses poursuivants, songeant sans doute déjà à leur double ration de pommes de terre.
Berthold lança encore un regard éperdu par-dessus la foule pour retrouver le petit caporal et sa bonne femme. Mais ceux-ci avaient déjà disparu en emportant leur gain. Certainement pas grand-chose. Pour deux francs de mise, ils ne se mettraient quand même pas des écus d'or dans les poches. Un panier de victuailles, avec un fromage, une saucisse sèche, un pot de miel, tout au plus. Des provisions, ils en avaient déjà accumulées des tas tout au long de cette journée. Il fallait voir le sac plein que la femme trimballait sur son épaule. Un stock de guerre! Des gens prévoyants... Qui avaient su prédire que le cochon vert serait le plus fougueux. Des chanceux. Des idiots qui auraient pu tout aussi bien s'enrichir ou se ruiner de la même façon, selon les caprices du destin. Telle était la jeunesse d'aujourd'hui. Mieux valait ne plus y penser.
Greta se rappela à lui en tapotant sur le cadran de sa montre. Il était l’heure de partir, s’ils ne voulaient pas rater le train.

C'était le 31 août 1939. Bien des années après, lorsqu'il se souviendrait de l'exposition nationale, Berthold évoquerait avec émotion l'avenue de la patrie et du peuple avec son cortège de drapeaux. Il montrerait à ses enfants et à ses petits-enfants la photographie prise sur la barque du Schifflibach et la médaille commémorative en aluminium. Mais ce ne sont pas les couleurs de la Höhenstrasse ou le baiser de Greta sous la bannière de son village qui ont le plus marqué son esprit. Il se souviendrait, certes, des petits cochons qui se trémoussaient loin de son regard et qui ont fait la fortune du caporal. Mais, pour lui, la Landi était devenue comme un jardin public, déserté à la tombée du soir, un parc où seules les statues demeurent. Comme cette sculpture en bronze, celle qui représentait un paysan torse nu enfilant sa vareuse militaire. Celui qui se disait "prêt au combat." Il n'avait pas accordé une grande attention à cet imposant symbole du patriotisme, mais ses yeux avaient été attirés par ce qui brillait par terre, autour du socle. Des pièces de monnaie. Il y en avait tellement! Des centimes, mais aussi quelques francs. Qui pouvait bien jeter ainsi l'argent et dans quel but? Il avait attendu pour voir le geste distrait d'un visiteur se délestant de sa monnaie au pied de la statue. Mais les autres badauds, comme lui, scrutaient le monument d’un air dubitatif. Sans doute ne tenaient-ils pas non plus à se faire remarquer en faisant preuve d’une telle libéralité quand l’air du temps inspirait plutôt un sentiment de gravité. Les donateurs devaient pourtant être parmi eux. Discrets, silencieux. Il aurait fini par croire qu'une armée de zombies était venue se recueillir ici dans la pénombre, avant le lever du jour.
Il en viendrait même à demander s’il n’avait pas rêvé.
Alors, quand Greta lui demandait : « Tu te souviens de la Landi ? » Il se contentait de répondre: « Oui. » Et il poursuivait cette réflexion intérieurement : Oui, pas de doute. C’était le 31 août 1939. Il y avait de l’argent par terre. Et des vœux qui dormaient au fond de l’eau.

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