dimanche 16 décembre 2018

Révolution perpétuelle


Un peu dans l’air du temps: une histoire de rond-point… Histoire de giration, de mouvement perpétuel (hélicoïdal), de spirale, de révolution… D’un monde qui tourne en rond.

Assur a été le premier à l’avoir remarquée. C’était une voiture qui, comme les autres, ne mettait pas son clignoteur pour indiquer son intention de sortir du rond-point, mais qui, contrairement aux autres, ne sortait pas. Elle a fait le tour deux fois, trois fois… Cela arrive à tout le monde de se tromper de direction. Mais il fallait être vraiment paumé, obnubilé par l’écran du GPS, pour faire quatre ou cinq fois le tour sans tenter sa chance dans une autre direction. Assur avait entretemps remarqué la marque et la couleur de l’auto: une Peugeot 308, gris métallisé, d’une ancienne série qui ne se fabriquait sans doute plus actuellement. Assur s’y connaissait un peu en bagnoles, il rêvait de devenir mécanicien, et c’est peut-être ce détail qui l’a finalement incité à faire part de sa réflexion.
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- Eh, y a une vieille Peugeot 308 qui arrête pas de tourner dans le rond-point.
Sa remarque ne suscita guère d’écho. Il n’avait d’ailleurs même pas pris la peine de se retourner pour se faire entendre de ceux qui étaient restés à l’intérieur, alors que le bruit de la circulation aspirait naturellement le son de sa voix selon la loi de la gravité. Il était sur le balcon, au troisième étage. Il ne pouvait voir l’occupant de ce véhicule qui l’entraînait dans le tourbillon de cette pensée abyssale. Était-ce un homme ou une femme ? Il aurait certainement penché pour la seconde option s’il s’était posé la question. Mais, il n’en était pas encore arrivé à ce stade de sa réflexion. Il n’y avait pour l’instant qu’une chose singulière. Asexuée, inhumaine. Un truc qui tournait en rond, comme pour retenir volontairement son attention, l’attirer dans sa rotation, telle une étoile qui maintient la matière condensée dans son orbite.
- Eh, vous entendez ce que je dis ? Y a un taré qui est entré dans le giratoire et qui veut plus en sortir.
Un son de casserole a retenti derrière son dos, puis un raclement de gorge.
- Ferme cette fenêtre, Assur, tu laisses rentrer le froid.
- Qu’est-ce qu’il dit ?
- Il dit que…
- C’est bon, j’ai compris. Et alors ? Qu’il y reste, ce dingo, si ça lui fait plaisir.
Assur a soupiré, puis a tiré sur sa cigarette en calant ses coudes sur la balustrade. C’était le moment le plus mortel de la semaine: le dimanche, après le déjeuner en famille, quand l’on se trouvait dans les prémices d’une lente digestion. Le lave-vaisselle tournait et sa mère luttait contre les résidus calcinés dans le fond du plat en fonte. Le paternel lisait son journal dans le canapé du salon et son frère Marduk faisait un jeu vidéo en attendant la diffusion de l’événement sportif de l’après-midi, en l’occurrence une course de formule 1 dont on se contenterait à défaut de football. A cette heure-ci, on ne sortait pas; on attendait la nuit. La cité était déserte, morte. La clarté du jour révélait sa géométrie froide. Le regard net adhérait au béton, aux angles des bâtiments et aux pavés des défilés étroits qui prolongeaient l’acuité visuelle dans le flou de la pensée. L’apathie, l’inaction. L’humanité était rampante. Les garçons et les filles de son âge fomentaient leurs rêves à ce stade larvaire avant que la nuit tombe. Eventuellement. Cette grisaille finirait par s’étioler et glisser dans un tremblement. Ils se découvriraient des ailes mitées pour frétiller dans la lumière. Mais le temps stagnait, l’après-midi était long et prenait une tournure vertigineuse à l’image de ce cinglé qui tournait en rond sans manifester la moindre intention de s’arrêter.
- Ça fait au moins la dixième fois qu’il boucle le tour du giratoire.
Marduk a redressé la tête et, après un instant d’hésitation, s’est emparé de la télécommande. Une sorte de tumulte s’est mis à vibrer sur l’écran. On retransmettait les échauffourées qui avaient lieu en marge d’une manifestation dans la capitale. Il regardait d’un air absent, le bras tendu et le pouce figé sur l’appareil, comme statufié devant Sodome; il ne pouvait se décider à changer de chaîne. Et puis soudain, il s’est tourné vers la porte-fenêtre avec une moue contrariée devant le jour qui l’éblouissait.
- Et alors, en quoi ça te dérange ?
- Il pollue.
- C’est pas bon pour la planète… Foutue planète… Appelle les flics.
Le père a froissé son journal et a tendu son cou en plissant les yeux tel un animal à sang froid qui se réveille.
- Taisez-vous, au nom du ciel ! Et arrêtez de zapper. Je veux voir ce qui se passe.
Les deux frères se sont retrouvés sur le balcon. Le cadet a tendu une cigarette à son aîné qui s’est penché pour observer la scène. On repérait aussitôt la voiture grise qui se fondait dans la fluidité du trafic et semblait même lui imprimer une sorte de rythme, de souffle, comme un mouvement de manivelle qui, par un jeu subtil de leviers, entraînait la mécanique d’une machine puissante, capable de déferler sur le monde. Elle ne roulait pas vite. Non… Il se serait sans doute attendu à la voir au taquet, pressant celle de devant qui semblait finalement quitter le rond-point un peu contre nature, presque par lassitude. En effet, les autres partaient, comme s’ils abandonnaient la partie, capitulaient, tandis que la Peugeot grise tenait bon la route, sans dérailler de son engrenage. Marduk mâchouillait le bout de sa cigarette au goût de tabac froid et en oubliait de réclamer le briquet que son frère tenait toujours en main.
- Six mille !
La voix du père a retenti à l’intérieur.
- Sont six mille, vous entendez ? Ils annonçaient à peine la moitié dans le journal. Eh, les flics, là ! Comme ils cognent, c’est pas normal ! C’est quoi ça ? Des grenades lacrymogènes ? Y vont tous nous réduire aux larmes, au désespoir !
- Alors, tu veux les appeler, les flics ? A dit Marduk en se tournant machinalement vers son frère.
- Ils ont certainement autre chose à foutre.
- Et le type va jamais s’arrêter de tourner.
- Il va finir par se fatiguer… Ou par avoir le tournis et foncer droit dans le mur… On parie ?
- Et moi je te parie que les flics vont finir par débouler, même si tu les appelles pas. Ça finit toujours comme ça. Ils tombent de nulle part, juste quand tu te mets à y penser.
Marduk avait à peine fini de parler que la voiture grise a ralenti jusqu’à s’arrêter complètement au milieu du rond-point. Les autres véhicules se sont mis à klaxonner. Une longue file s’est formée presqu’aussitôt jusqu’à perte de vue. L’embouteillage monstre qui semblait paralyser la ville entière.
Des visages humains sont subitement apparus aux fenêtres des voitures et des immeubles le long de la rue. Des portières ont claqué. Des types sont sortis et se sont approchés de la voiture grise. Ils cognaient contre la vitre qui a fini par s’abaisser. Mais personne n’a pointé le bout de son nez au-dehors. Ils se sont penchés, ont parlé dans ce trou béant. Des mots qu’on n’entendait pas. Des invectives, des supplications, des appels à la raison, des mots pressants, tantôt durs, tantôt doux, à la fois implorants et implacables, indulgents, impatients, prévenants, exaspérés, exténués.
La portière restait verrouillée. Quelqu’un l’a ouverte en passant le bras à l’intérieur du véhicule. Alors, on a vu un individu en sortir… Ou plutôt on l’a tiré de là. Bousculé, tiraillé de toute part, il levait les bras, comme s’il se rendait à un ennemi en surnombre. Un homme. Un vieillard aux cheveux hirsutes. Des cheveux blancs, électrisés, comme s’il avait accumulé une espèce d’énergie magnétique à force d’être resté dans la cage métallique de son auto. Une pile, une batterie qui avait duré le plus longtemps possible avant de se trouver à plat. Il portait un long manteau, un cache-poussière avec des manches trop larges qui pendaient sous ses bras. On eût dit que l’oiseau cherchait encore à s’envoler après avoir bu la tasse dans la marée noire. Le trafic avait repris son cours et les moteurs pétaradaient tout autour en régurgitant leurs rebuts de fioul. Mais les gens autour de lui avaient l’air bien décidés à ne pas le laisser se noyer là au milieu. On l’a pris par la main. On l’a emmené au centre du rond-point, sur une parcelle de gazon brûlé, à l’ombre d’un arbre squelettique. Un homme et une femme sont restés auprès de lui. On voyait qu’ils essayaient de lui parler. La femme s’est même accroupie pour croiser son regard qui errait sur le bitume. Puis ils se sont tus, se contentant d’être là, comme auprès d’un grand malade. Alors, la police est arrivée au bout de seulement deux ou trois minutes, comme l’avait prédit Marduk. Sans avoir l’air de se presser, sans sirènes.
- C’est un vieux fou, a dit Marduk, au lieu de se vanter de son don de prophétie.
- Ils vont l’emmener à l’asile.
- Tu crois vraiment ?
- C’est un vieux qui a perdu la boule. L’Alzheimer, ça s’appelle. Y paraît que parfois ça peut leur tomber dessus comme ça d’un coup. Ils ne savent soudain plus qui ils sont et où ils vont.
- Comment tu sais ça ?
- La prof nous a dit que c’est ce qui allait nous arriver si on continuait à fumer du shit.
- Qu’est-ce que vous faites, les garçons, a crié une voix de femme depuis l’intérieur. Arrêtez de rêvasser avec vos clopes et fermez cette porte-fenêtre. On gèle ici. Vous allez voir ce que ça va nous coûter en électricité.
Marduk a haussé les épaules et a jeté sa cigarette qui ne s’était jamais embrasée. Assur a regardé sa montre. A peine trois heures de l’après-midi. Le Grand Prix de Formule 1 avait commencé et le paternel avait changé de chaîne pour voir les bolides qui avalaient leurs premiers tours de circuit. On était parti pour au moins deux heures. Les garçons ont pris place à côté de leur père sur le canapé et la mère est allée en rechignant fermer la porte-fenêtre qui était restée grande ouverte.
- Vous finirez par nous rendre malades. Nous faire attraper la mort… Et nous ruiner. Vous n’écoutez jamais ce qu’on vous dit. C’est toujours la même histoire.

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