dimanche 26 février 2017

Un Jour en Suisse (1) - L'Histoire de l'Ours

Cette rubrique contient des textes et nouvelles proposant un regard intimiste sur la Suisse du vingtième siècle. Ce texte en est le premier volet:

L'Histoire de l'Ours

On raconte que, au mois de mars 1935, un ours s’est échappé de la fosse à Berne et qu’on l’a retrouvé devant l’échoppe d’un charcutier. Le père de Rüdi se plaisait à raconter cette histoire en l’édulcorant à sa façon. Le plantigrade se serait dressé sur ses pattes arrière, faisant docilement la queue avec les ménagères pour réclamer sa part de Bratwurst. De là est née l’image de la bête sauvage qui se tient dans cette posture, un peu contre nature, et avance d’un air hagard, quand Rüdi pense à ces années-là.
Son père lui a appris à marcher droit. Cela voulait dire se tenir droit, bien sûr, mais aussi adopter une certaine posture. Déterminée et à la fois désinvolte, avec les mains dans le dos, le poing à demi-fermé. Marcher sans dévier de sa trajectoire, cela va de soi, ce qui n’empêchait pas de regarder autour de soi, en gardant l’esprit libre, la tête en mouvement pour saluer, acquiescer au babillage de la vie.

Son père était pâtissier. Il était le propriétaire et le gérant d’une confiserie qui avait pignon sur rue dans la Herrengasse. Il avait connu son jour de gloire, le jour de Noël 1936, quand il avait honoré une commande de l’ambassade d’Allemagne, livrant lui-même la tourte Forêt-Noire surmontée d’une colombe en massepain confectionnée spécialement pour l’occasion. Il aimait rappeler les moindres détails de cette visite. On l’avait fait patienter dans une antichambre. N’osant prendre place sur le canapé gondole devant le portrait du Führer, il avait attendu debout en commençant à trouver le temps long. Quelle ne fut pas sa surprise quand il avait vu la porte à double battants s’ouvrir pour laisser entrer l’ambassadeur en personne. Et pas n’importe quel Obersturmführer en bottes de cuir… Un baron, dont il se plaisait à répéter le nom à la consonance exquise: Ernst Von Weizsäcker. Ainsi que le compliment dont on le gratifia dans la plus pure langue de Goethe: Wunderschön… Ce fut la seule parole que prononça ce distingué diplomate en posant un regard interdit sur la colombe, comme si cette dernière allait subitement prendre son envol devant la mine outrée du Führer.

D’autres commandes sont venues par la suite, même si l’ambassadeur n’était plus le même et ne se déplaçait pas pour le recevoir. Le père se voyait déjà promu au rang de fournisseur officiel. Jusqu’à ce jour d’avril 1941 où arriva la dernière commande, à l’occasion de l’anniversaire du Führer. L’événement était assez réjouissant pour qu’on le récompensât cette fois-ci avec des billets pour le match Suisse-Allemagne qui avait été programmé pour cette célébration. Rüdi a donc accompagné son père au Wankdorf, ce jour-là. La foule affluait vers le stade qui ressemblait à  une forteresse avec ses tours carrées. L’oriflamme à croix gammée flottait à côté du drapeau suisse et les lettres du mot « Toblerone » pointaient comme des créneaux sur le cadran de l’horloge. Rüdi se souvient d’avoir vu le général Guisan et le conseiller fédéral Kobelt qui se tenaient droits comme des « i », alors que retentissait l’hymne du Deutschland über alles, salué par la délégation allemande. Sur le terrain, les Teutons semblaient prendre la maîtrise du jeu, faisant circuler le ballon par de longues passes millimétrées. Les Suisses, moins organisés, faisaient bloc en défense et fonçaient corps et âmes dans la mêlée. Leur tactique rudimentaire s’avéra plus efficace. Après un premier but allemand, ils finirent par s’imposer deux à un. C’était le délire dans les tribunes. On les a eus… Comme à Sempach… Le père agitait son chapeau en oubliant de se tenir droit. La victoire semblait imposer une trêve dans leurs leçons de maintien.

Mais c’était la guerre. La discipline et la rigueur étaient de mise. Les clients allemands ne se sont plus manifestés cette année-là. On aurait pu croire qu’il fallait un peu de temps pour digérer la défaite. Cependant, Noël arriva, sans la moindre commande de l’ambassade, où l’on devait être davantage préoccupé par les nouvelles du front de l’est. Les mesures de rationnement se sont multipliées l’année suivante. La viande, le lait, enfin le pain, limité à 225 grammes par personne et par jour. La pâtisserie restait ouverte et le père se levait chaque jour à la même heure, pour se tenir derrière le comptoir comme un soldat fidèle qui monte la garde. Il vendait surtout du pain, mais mettait un point d’honneur à confectionner encore quelques Kirschtorten, la spécialité de la maison, pour satisfaire la demande de quelques bourgeois qui faisaient de la résistance en refusant de déroger à leurs habitudes du dimanche, célébrant leurs mariages, leurs baptêmes comme si de rien n’était, puisque la vie continuait.

L’après-midi pourtant, le père et le fils étaient souvent désœuvrés. La plupart des hommes étaient mobilisés et les longs crépuscules d’été appartenaient aux femmes et aux enfants qui prenaient d’assaut les parcs et les espaces verts de la ville. Le père sortait prendre l’air et insistait pour que Rüdi l’accompagnât. C’est à ces occasions qu’il a appris l’art de marcher droit, avec maîtrise, désinvolture, et l’esprit libre. Son père racontait encore l’histoire de l’ours, avec une légère variante cependant, qui témoignait de son humour particulier. N’étant pas au fait des dernières actualités du monde, l’ours était revenu cette année-là pour réclamer sa part de viande et s’était montré un peu grognon quand on lui avait parlé du rationnement. Rüdi avait grandi et l’histoire ne le faisait plus rire.

Un jour, un cirque ambulant a établi ses quartiers dans la ville. La diversion était de taille, même si l’on déplorait l’absence des chevaux, réquisitionnés par l’armée. Exceptionnellement, ils se sont arrêtés, au lieu de passer leur chemin en observant. Le père s’est même laissé aller à quelque débordement d’enthousiasme en promenant son regard sur la place où l’animation battait son plein. Cette musique… Ces couleurs… Ces jongleurs, acrobates, bateleurs, venus des quatre coins de l’Europe !
Un personnage attirait l’attention des badauds. Un clown… Un clown en dehors de la scène. Torse nu, avec de grandes chaussures jaunes, une paire de bretelles retenant sa salopette. Il était en train de se débarbouiller la face à une pompe à eau. Le visage encore dégoulinant, il a trébuché sur un chien en marmonnant quelques jurons en italien. L’animal s’est rebiffé en grondant et aboyant. Un individu qui fumait une pipe, assis sur le marchepied d’une roulotte, s’est mis à hurlé contre le clown et l’a traité de « fasciste ». Une femme alors a déboulé sur la place, une grande blonde au visage rouge qui devait être la dresseuse d’ours. Elle s’est écriée:
-  Vous ferez moins les malins quand nos Panzers auront écrasé vos petits fortins couverts de merde de vache !
Un autre clown qui amusait les enfants avec une batterie de cuisine a fait s’entrechoquer les casseroles accrochées à son cou en émettant un rire étranglé. Une famille d’acrobates était occupée à ranger du matériel non loin de là. La mère a continué d’étendre son linge, comme si elle n’avait rien entendu, alors que le père et la fille, tenant chacun l’extrémité d’une toile cirée, ont interrompu leur geste. Des regards sombres se sont élevés de part et d’autre, comme des batteries qui se répartissaient l’espace d’un champ de bataille en pointant dans toutes les directions. L’homme à la pipe a craché par terre avant de rentrer dans sa roulotte en claquant la porte. Quant à l’espèce de Lorelei, elle avait déjà disparu, laissant planer l’écho de son cri comme un mirage. Rüdi l’a vu ressurgir quelques instants plus tard… Ou était-ce le fruit de son imagination ? Elle avançait sur la place, entraînant l’ours à sa suite au bout d’une baguette. Muselé, dressé sur ses pattes arrière, l’animal se dandinait en portant un regard bestial sur l’assemblée. Et un orgue de barbarie fredonnait une rengaine au rythme de la manivelle. Alors, il a senti la main de son père qui se resserrait sur la sienne et l’entraînait hors de la place.
Ils sont revenus par la Marktgasse. Ils sont passés devant les fontaines peintes, celle du Kindlifresser, le mangeur d’enfants, qui ne faisait plus peur. Ils ont suivi leur chemin jusque chez eux sans s’arrêter et sans dévier de leur trajectoire.

Rüdi n’a pas oublié cette histoire d’ours, même s’il ne l’a jamais racontée à ses enfants. Il lui arrive encore aujourd’hui de parcourir le même itinéraire. Le décor a peu changé le long des rives de l’Aar jusqu’au Marzilibad. Et s’il ne songe plus à marcher droit, libéré de la tutelle paternelle, il garde cependant les mains jointes derrière son dos par habitude. Il flâne, il déambule, sans but précis. Et ses pas le portent inconsciemment sur ces pentes douces et sinueuses. Un jour, il a vu un vieillard sur l’Untertorbrücke. Arrêté en marge de la circulation, il regardait l’eau couler sous le pont. Son parapluie était resté accroché à la barrière, à quelques mètres de lui. Il faisait penser à l’un de ces vieux déments qu’on voudrait prendre par la main. Oubliant qui ils sont et où ils vont, ils gardent cependant cette lucidité froide qui les attire vers le vide.
Alors, Rüdi a cru voir le spectre de l’ours qui passait par là. Celui qui s’était échappé de la fosse et errait encore, n’ayant pas satisfait sa faim, celui qui amusait la galerie pendant la guerre en suivant la baguette de la Lorelei d’un air hagard. L’ours, quittant un instant sa nature bestiale, posait sa main sur l’épaule du vieux monsieur, comme pour lui inculquer sa force. Pour lui signifier que la vie, suivant son cours tranquille, reprendrait le dessus. Alors, Rüdi savait que le vieux monsieur finirait par se détourner. Et lui aussi passait son chemin sans s’inquiéter.

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