mercredi 12 avril 2017

Un Jour en Suisse (2) - L'Enfant Seul

Cette rubrique contient des textes et nouvelles proposant un regard intimiste sur la Suisse du vingtième siècle. Ce texte en est le second volet:
Saint-Gingolph, 22 et 23 juillet 1944


Tout est si tranquille. Il n’a jamais pris conscience du calme qui règne dans la cuisine, un endroit où il a l’habitude de se trouver de passage, attiré par une odeur, une envie. Une place où il y a toujours quelque chose qui bout, qui mijote sous un couvercle. C’est une sensation qui culmine, quand on sait que cela sera bientôt prêt, que l’attente, la satisfaction d’un besoin et le rassasiement se succéderont dans un enchaînement naturel. Mais tout cela se confond en cet instant, se superpose, s’annule, devant cette impression de calme plat. Il voudrait lever les yeux pour interroger sa mère. Un simple regard de sa part suffirait pour lui signifier que tout est normal. Il sait que son absence est à l’origine de cette tranquillité qui à son âge lui fait peur. Il remarque pour la première fois le tictac de la pendule. Il scrute la pelure d’un oignon qui lui paraît si fine avec ce brun particulier. Le bébé ne pleure pas. Elle l’a emmené avec elle. Il sait qu’elle n’est pas partie pour longtemps et qu’elle reviendra. Quand il est rentré en courant dans la cuisine, il s’apprêtait à lui demander ce qui se passe. Car le calme est ce qui contraste avec la tension du dehors.
Il est sorti en fin d’après-midi pour aller jouer près de l’étang. Il n’a pas demandé la permission à sa mère. Pourquoi aurait-il dû le faire, alors qu’il a l’habitude d’aller et venir dans les parages, comme tous les autres enfants du village ? Peut-être parce qu’il pressentait qu’elle s’y opposerait cette fois. Il a vu les visages des adultes empreints de gravité, les hommes qui se concertaient et tardaient à rentrer à la maison, les femmes qui se tenaient aux aguets, accoudées aux fenêtres, échangeant des regards appuyés, au lieu de bavarder. On savait qu’il se passait quelque chose tout près d’ici, de l’autre côté de la frontière. Il a capté quelques propos dans la bouche des adultes. Ils sont pris… Cette fois, c’est fini… Il y aura des représailles… Quelle folie, quelle imprudence… On va tous payer à cause d’eux.
L’ambiance était tellement oppressante qu’il a ressenti le besoin de sortir, d’aller se réfugier près de l’étang, au bord du lac. Son petit coin de liberté. Il s’est engagé sur le chemin qui traverse le sous-bois. Il a quitté les sentiers battus pour regagner la rive en longeant la roselière. Il est parvenu au bord de l’eau où tout son petit monde grouillait et s’affairait, comme si de rien n’était. Les grenouilles coassaient. Leur rumeur faisait chavirer les pensées dans une confusion fébrile, où les mots des adultes n’avaient plus de sens. Les libellules volaient en rase-mottes et faisaient du surplace au-dessus d’un remous de la surface, tels des espions traquant un ennemi microscopique et silencieux. Des mouches vibraient contre ses joues moites en susurrant leurs propos insistants. Il s’est allongé derrière les roseaux, à l’abri des regards. Il s’est mis à tripoter des cailloux et des brins d’herbe en leur imposant la forme et le mouvement de ses idées volages. Les minutes, les heures passaient et le temps ne comptait plus. Le crépuscule et ses mirages incandescents sont venus lui rappeler que le jour touchait à sa fin. Il a pris le chemin du retour, en prenant garde cette fois de ne pas se laisser surprendre par les vipères qui sortaient à la tombée du soir. Le grésillement des insectes se faisait plus pressant. En parvenant sur le chemin, il a aperçu des militaires rassemblés au loin sur le rivage. Il hâtait le pas en direction du village, quand l’un d’eux s’est trouvé subitement nez à nez avec lui au détour d’un sentier de traverse. Un officier, capitaine ou lieutenant, aux allures d’échalas avec son képi et son ombre qui s’allongeait sur le sol.
« Que fais-tu là, toi ? Rentre chez toi immédiatement. »
Il s’est mis à courir. Il est entré dans le village, a traversé la place déserte, puis a longé les façades des maisons qui s’étaient emmurées dans le silence. Il a poussé la porte de la demeure familiale et a appelé sans recevoir de réponse. Tout naturellement, il s’est dirigé vers la cuisine et a pris place sur le tabouret où il avait l’habitude de se faire servir.
L’horloge indique maintenant sept heures du soir. Il ouvre la fenêtre et a l’impression de découvrir les détails et les couleurs surprenantes d’un tableau qui lui est pourtant familier. Au bout d’un moment, il voit une silhouette qui s’approche d’un pas égal. Il reconnaît le Père Pannatier, le curé du village. Celui-ci l’aperçoit et s’arrête sous la fenêtre.
- Tu es là, toi ? On t’a oublié ? Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as perdu ta langue ?
- Qu’est-ce que c’est, mon Père ? Les Allemands ?
- Oui… Ne t’inquiète pas. Ils ne passeront pas la frontière.
- Et les autres, où sont-ils ?
Il secoue la tête avec un air fatigué.
- Viens avec moi. Je te garde au presbytère, jusqu’à ce que tes parents viennent te chercher.
C’était le soir du 22 juillet 1944. Vers onze heures du matin, un groupe de francs-tireurs avait ouvert le feu sur une patrouille allemande. Dans l’après-midi, les rues de Saint-Gingolph avaient été le théâtre d’une bataille rangée entre les maquisards et les soldats de la Wehrmacht. Une grenade avait mis le feu au poste de douane. La frontière avait été ouverte. Les habitants s’étaient réfugiés dans la partie suisse du village, puis un vent de panique avait poussé toute la population de Saint-Gingolph et de la bourgade voisine du Bouveret à prendre la fuite. La brigade de montagne 10 avait pris ses positions dans le Chablais, prête à intervenir du côté suisse. Le bruit courait que les Allemands allaient tout raser.
On lui a raconté tous les détails de l’événement par la suite et il n’a rien oublié. Les notables du Bouveret s’étaient réunis et son père les avait rejoints pour essayer d’en savoir plus. Pendant ce temps, sa mère avait embarqué sa petite sœur dans la poussette pour se rendre à la gare où des convois avaient été organisés pour évacuer les réfugiés. Dans l’affolement, on l’avait oublié. Le curé du Bouveret l’avait recueilli chez lui. Il avait dormi dans une antichambre du presbytère. Le lendemain, il avait attendu toute la journée. Dans l’après-midi, une forte odeur de roussi s’était propagée dans l’air. On avait aperçu la fumée qui avançait lentement en répandant son ombre grise au-dessus du lac. Il avait retrouvé ses parents plus tard dans la soirée. On a su par la suite que les Allemands avaient fusillé les quelques habitants de Saint-Gingolph qui n’avaient pas pris la fuite, avant d’incendier le village avec leurs lance-flammes.
On n’a plus reparlé de cette tragédie à la maison. Un an plus tard, sa petite sœur succombait à une méningite. Ses parents en furent très affectés. Pendant longtemps, il n’a rien osé leur demander. Ce n’est qu’une fois adulte, après la mort de son père, qu’il a abordé pour la première fois ce sujet avec sa mère. Elle a répondu sur ce ton tranquille et désinvolte qui avait le pouvoir de le rassurer quand il était enfant:
« Que voulais-tu que l’on fasse ? On ne savait pas où tu étais. Je me doutais bien que tu étais en vadrouille quelque part du côté du marais et je me disais que personne n’irait te chercher là-bas. Tu n’étais qu’un enfant, et puis malin, comme tu étais, tu aurais su te débrouiller pour ne pas te faire remarquer. J’avais de toute façon dit au curé de s’occuper de toi au cas où tu reviendrais. »


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