Sur la plage des Anglais
Petite histoire de football d’un autre temps.
Ils sont vêtus
de blanc. Entièrement de blanc. La couleur du ciel au-dessus du Rio de la
Plata. Celle des maillots amples qui flottent dans le vent ou du vent lui-même,
intense, insaisissable. Ils courent le long de la plage. Playa de los Ingleses… Ou peut-être Playa Malvin ou Playa Verde.
Le mouvement est un souffle, une inspiration, aussi fluctuante que la brume qui
se dissipe sur l’océan. Blanc comme l’écume des vagues.
Alors, j’entends
la voix d’Evaristo qui se tient derrière moi… Ou plutôt derrière l’enfant de
neuf ans dans lequel je me reconnais.
- Angel Romano… José Piendibene… Carlos
Scarone… Son frère, Hector… Et Alfredo Foglino, là tout devant.
Les joueurs de la Céleste. Leurs noms me
reviennent, sans que j’aie à les invoquer dans ma mémoire. Les hommes
ralentissent et baissent les bras devant l’océan. Ils avancent en marchant
maintenant. L’un d’eux est resté en arrière. Il revient sur ses pas. Il
s’accroupit sur le sable, face aux vagues. On dirait qu’il a perdu quelque
chose. Un de ses camarades l’interpelle d’une voix à peine audible.
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-
Ia… El… Io
-
Isabelino Gradin.
L’enfant sait
qui il est avant qu’Evaristo ne prononce son nom. Il l’a reconnu, même s’il ne
l’a jamais vu auparavant. A cause de sa peau noire.
Alors, Isabelino
se redresse et déploie ses membres graciles pour s’élancer dans la direction du
vent. Il parcourt à nouveau cette étendue déserte à longues enjambées, tel un
oiseau marin sur le point de s’envoler.
- Il n’y a
personne ici qui puisse courir le deux-cent mètres aussi vite que lui.
- Evaristo… Pourquoi
est-il revenu en arrière ? A-t-il perdu quelque chose ?
- Je ne sais
pas. Tu peux aller voir.
L’enfant hésite.
Les hommes se sont rassemblés au bout de la plage; ils vont bientôt disparaître
derrière la dune. Le ciel et l’océan se disputent cette marge d’horizon crayeux
qu’ils ont laissée dans leur sillage. L’enfant s’avance. Il remue le sable du
bout du pied. Evaristo l’observe et ne dit rien. Ses yeux gris, portés vers le
large, semblent interroger l’infini. Il sait sans doute que le gamin ne
trouvera rien, qu’il reviendra bredouille.
On se remet en
route, laissant derrière soi l’océan et la vision des hommes en blanc. Cette
blancheur se retrouve, écaillée, corrodée, dans les murs des cabanes de
pêcheurs, des bungalows. On croise un groupe de promeneurs d’allure chic, des
Anglais dirait-on. Les femmes portent des ombrelles, les hommes des bâtons sur
lesquels ils accrocheront leurs vêtements pendant leur bain de mer. Evaristo
soulève son panama d’un geste lent, sans détourner la tête. Peu à peu, le
paysage s’ordonne, à mesure que l’on s’éloigne du terrain vague de l’océan; les
dunes s’aplanissent en un sentier de sable fin, les maisons se resserrent sur
une rue rectiligne où des tamariniers projettent leurs ombres. Les draps des
lavandières ont remplacé les filets de pêche sur les étendages. Un peintre
capte sur son chevalet quelque vision qui filtre à travers les feuillages et
d’où la lumière s’égoutte encore. Des lettres noires se condensent sur des
pancartes: Tienda La Millonaria… Habanos Bock, siempre lo mejor…
- Evaristo…
Est-ce qu’ils vont gagner ?
- Je ne sais
pas… Je ne sais même pas si la partie aura lieu. Il paraît que les Argentins
sont bloqués de l’autre côté du Rio de la Plata.
- Et Isabelino,
est-ce qu’il va jouer ?
- Comment
veux-tu que je le sache ?
- Papa dit que
c’est à cause des Chiliens.
- Tu te souviens
de ce qui s’est passé l’été dernier ?
On leur a mis une bonne raclée, et alors ?
- Ils voulaient
que le match soit annulé. Ils disaient que nous n’avions pas le droit de faire
jouer des Africains. Papa dit que ce sont des mauvais joueurs.
- Isabelino
Gradin est né ici à Montevideo, dans le barrio
de Palermo, tout comme ses parents et ses grands-parents.
- Alors, tu
crois qu’il jouera et que nous gagnerons ?
- Je ne sais pas... Il y a une
chose cependant que je peux t’affirmer avec certitude. Ecoute-moi bien:
Isabelino Gradin a été, avec Juan Delgado, le premier joueur de couleur noire
aligné dans une compétition internationale. Ceci, Mateo, tu ne l’oublieras pas,
tu t’en souviendras dans vingt ans, cinquante ans.
C’était un
samedi matin. Je m’étais levé à l’aube, comme d’habitude, et je traînais devant
la vitrine du salon de coiffure de mon père. Je m’obstinais à faire rebondir
mon ballon de football contre les murs, pendant que ces messieurs débattaient à
propos de choses sérieuses à l’intérieur. Les idées s’affrontaient dans une
ambiance de joute chevaleresque, avec le cliquetis des ciseaux, les
chromes rutilants et la poudre des blaireaux. Le combat était trop inégal, car,
chez mon père, on était tous Aurinegros,
supporters du Peñarol, à l’exception du vieux buraliste de la poste qui
semblait prendre un malin plaisir à se faire tailler les oreilles en vantant
les exploits du Nacional. Mais ce jour-là, tout le pays était rassemblé sous la
même bannière. La question était de savoir si les Argentins arriveraient à
temps pour disputer la finale contre l’Uruguay. La grande finale du championnat de football
qui opposait les quatre fédérations d’Amérique du Sud.
C’est alors qu’Evaristo
Menezes est sorti par la porte qui tintait en frottant son menton fraîchement
rasé. C’était un fidèle client de mon père, respecté en tant que journaliste du
quotidien El Plata et prétendument
poète, qui semblait avoir posé sa table de travail dans la salle d’attente d’un
salon de coiffure pour se tenir au courant des affaires du monde et y puiser
l’inspiration.
- Il faut une bonne raison pour se lever le
matin. Se raser en est une, mais cela ne suffit pas. Qu’en penses-tu, Mateo ?
As-tu déjà pris le tram ?
Le tramway de
Montevideo avait été inauguré une dizaine d’années auparavant. Le compartiment unique
dépassait les calèches et les tacots ronflants au son d’une cloche qui annonçait
sa venue. Nous avons parcouru les boulevards de la ville blanche. Les bâtiments
d’allure baroque, avec leurs balcons et leurs encorbellements, faisaient penser
à une maquette, un monde miniature que des adultes contemplaient d’un œil
rêveur. Puis le tram a pris de la vitesse en parvenant sur l’immense plaine où
les eucalyptus poussaient à l’état sauvage devant l’estuaire du Rio de la
Plata. Evaristo se tenait à la barre et ne disait rien du but de notre voyage. Nous
sommes descendus à La Union,
poursuivant à pied le long du Camino de
la Aldea qui s’ouvrait sur un paysage de dunes et de sable clair. Nous
sommes parvenus sur une plage déserte. Playa
de los Ingleses, me semble-t-il. Mais je ne saurais l’affirmer, car toutes
les plages se ressemblent devant la monotonie de l’océan. C’est alors
qu’Evaristo a désigné ces silhouettes en gestation dans la nuée blanche. Les
joueurs de la Céleste… Comment savait-il qu’ils viendraient ce matin
s’entraîner sur la plage ? Il ne me l’a pas dit. Evaristo savait tout, avec
à son instinct de journaliste, ses relations dans les milieux de la presse, ou
plus simplement grâce son intuition de poète.
La suite de l'histoire, je
la connais. Je l'ai apprise comme tout le monde ici, car j'étais trop jeune
pour assister à ce match qui a bien eu lieu le 14 octobre 1917 au Parque
Pereira de Montevideo. Les Argentins sont arrivés juste avant le coup
d’envoi, éprouvés par un voyage épique à bord
d’un navire de la marine de guerre, réquisitionné spécialement pour eux, puis
d’un wagon de troisième classe. Les joueurs, tous amateurs, avaient dû rentrer
au pays avant la finale, attendus par leurs patrons qui ne leur avaient pas
accordé de congés. Malgré les émotions de ce périple, les Gauchos
ont opposé une résistance digne de leur réputation et il a fallu attendre
l'heure de jeu pour que le cadet des frères Scarone délivre son équipe d'un
coup de tête en pleine lucarne. Uruguay
campeon ! La Céleste remportait ainsi la seconde édition de ce championnat
sud-américain, qui s'est perpétré jusqu'à nos jours sous le nom de Copa
America.
Étrangement, pour une raison
que j'ignore encore aujourd'hui, Isabelino Gradin n'a pas disputé la finale. Le
héros de la précédente édition n'a d'ailleurs joué aucun match de cette Copa
1917, alors qu'il faisait partie de la sélection.
Il faudra attendre deux
saisons avant que l'Uruguay puisse défendre son titre. La compétition avait été
reportée d'une année en raison de l'épidémie de grippe qui avait fait des
ravages sur tout le continent. En 1919, Isabelino Gradin remportait les
médailles d'or en sprint sur deux cents et quatre cents mètres aux championnats
sud-américains d'athlétisme et réintégrait les rangs de la Céleste qui
effectuait le voyage jusqu'à Rio. Et il était bien sur le terrain cette
fois-ci pour affronter en finale la sélection brésilienne dans le stade de
Laranjeiras. La présence d'un joueur de couleur noire dans l'enceinte du club
très sélect de Fluminense avait suscité bien des rumeurs. Le
football, introduit par l'écossais Charles Miller au Brésil, était alors un
passetemps exclusivement réservé aux blancs. La grande star de l'équipe
brésilienne était alors Arthur Friedenreich, le fils d'un négociant allemand et
d'une descendante d'esclaves africains. Ce métis aux yeux verts passait pour un
blanc lorsqu'il s'agissait de porter le maillot de la sélection, mais les
portes des piscines et des espaces de détente des clubs les plus huppés
se fermaient devant lui quand l'équipe venait se mettre au vert.
L'affrontement entre le
Brésil de Friedenreich et l'Uruguay de Gradin est entré dans la légende comme
le match le plus long de l'histoire du football. Deux heures et demie de jeu et
une double prolongation furent nécessaires pour aboutir à la victoire des
Brésiliens sur une unique réussite de Friedenreich. Le lendemain de ce succès
mémorable, on pouvait admirer les souliers du héros exposés dans la
vitrine d'un joailler de Rio. On dit que Friedenreich a marqué plus de
mille trois cent buts au cours de sa carrière, soit plus que Pelé,
mais ce record n'a pas été homologué car seule la comptabilité de son père
consignée scrupuleusement dans un petit carnet est là pour en témoigner.
Mais revenons vers Gradin,
le protagoniste malheureux de cette finale, pour évoquer une petite anecdote
que l'histoire officielle ne retiendra pas. En consultant la feuille de match,
on apprend que trente-cinq mille spectateurs avaient pris place ce jour-là dans
les tribunes et sur les gradins du stade de Laranjeiras. Ce chiffre ne tient
certainement pas compte des plus pauvres, des hommes de couleur avant tout, qui
s'étaient massés autour de l'enceinte. Certains avaient escaladé les toits des
bâtiments avoisinants, d'autres avaient infiltré le parc du club, grimpant sur
les palmiers qui agrémentaient la façade de l'édifice baroque où la bonne
société carioca avait l'habitude de se réunir le dimanche. Cette foule
occulte, à ce que l'on dit, s'est mise à scander le nom de Gradin et à
l'acclamer à tout rompre à chaque fois qu'il touchait le ballon. Une telle
démonstration de sympathie et d'encouragements pour l'adversaire avait de quoi
surprendre. Du jamais vu au Brésil. A croire que l'enjeu de cette partie dépassait
le cadre sportif, comme ce fut souvent le cas dans l'histoire du ballon rond.
Il faudra cependant attendre
encore quelque temps avant que l'intégration de joueurs de couleur dans les
clubs de football sud-américains se fasse sans heurts. L'année suivante,
Friedenreich ne sera pas autorisé à défendre le titre du Brésil en Argentine,
car la fédération de ce pays n'admet que des joueurs à la peau blanche sur les
pelouses de ses stades. Un critère que, selon le jugement de ces messieurs, le
métis aux yeux verts ne remplissait pas. En 1924, Isabelino Gradin déclina sa
sélection pour les Jeux Olympiques, mais un autre joueur d'origine africaine
fit le déplacement à Paris, José Leandro Andrade, qui devint ainsi le premier
joueur noir à disputer cette prestigieuse compétition et à remporter la
médaille d'or. Si le public français avait été subjugué par ses dribbles
époustouflants au point de le surnommer la "merveille noire", les
spectateurs argentins ne lui réservèrent pas le même accueil. Ce fut par des jets
de pierres qu'ils saluèrent son apparition sur le terrain lors d'un match
amical disputé quelques mois plus tard par la Céleste à Buenos Aires.
Le talent des hommes sur le
terrain finira cependant par venir à bout de l'obstination des plus réfractaires. Il
y aura d'autres perles noires en Amérique du Sud par la suite. Ils feront les
beaux jours de la sélection brésilienne notamment avec des noms
inoubliables comme ceux de Pelé, Garrincha ou Jairzinho.
Le football a évolué, les
mentalités aussi...
Et quand je vois les stars
d'aujourd'hui avec leur cortège médiatique et leurs fans accrochés à leurs
moindres faits et gestes, il m'arrive de fermer les yeux et de me souvenir
de ces silhouettes blanches qui couraient sur la plage telles des oiseaux s'apprêtant
à prendre leur envol. Ils ont disparu derrière la dune, ils se sont confondus
avec le ciel brumeux. L'un d'eux revient sur ses pas. On dirait qu'il a perdu
quelque chose dans le sable. Il s'attarde un instant face à l'immensité de
l'océan avant de repartir avec la grâce et la vitesse d'un dieu ailé.
Le temps que je prenne conscience de qui il est, que je fasse
peut-être la part des choses entre le rêve et la réalité en gardant l'empreinte
de ce souvenir enfoui dans ma mémoire d'enfant.
C'était le 14 octobre 1917,
alors que la seconde bataille de Verdun venait de semer terreur et mort
sur l'autre continent.
Isabelino Gradin est mort
sans que je m'en rende compte. C'était en 1944, alors qu'une autre
guerre, encore plus effroyable que la précédente, se jouait dans le
monde et retenait toute notre attention. Il était alors âgé de quarante-sept
ans. Il a fini sa vie dans la même misère où il l'avait commencée, dans ce barrio de Palermo, peuplé de descendants
d'esclaves, où les enfants jouent au foot pour le seul plaisir de jouer.
Frédéric Lamoth
Le 17 juillet 2017
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