La guerre était une rumeur
qui parvenait jusqu'à nous dans les nuits claires de l'été. Elle martelait nos
rêves de sa voix grave. Quand toute la montagne retenait son souffle, nous
savions que quelque chose se préparait de l'autre côté des Alpes. Je me
souviens d'un soir d'orage. La pluie s'est mise à tomber. Son rideau dense nous
laissait voir les éclairs qui se faufilaient à travers lui. Des seigneurs des
ténèbres se sont mis à hurler à la mort, des avions emportés par le vertige de
la tempête. Les flashes rouges des fusées d’éclairage les précédaient.
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Soudain, la fenêtre de ma
chambre s’est ouverte avec fracas et une main invisible m'a empoignée. Le bruit
était si profond que la montagne semblait avoir explosé de l'intérieur,
libérant des hordes de démons qui n'en finissaient pas de se déverser. Je ne
sais comment je me suis retrouvée dans les bras de ma mère. J’entendais la
pluie et je voyais la lumière, comme si je naissais une seconde fois.
Pas moins de trois cents
avions étaient engagés dans ce raid sur Turin. Beaucoup n'ont pas atteint leur
cible, égarés dans le brouillard et la tempête. Certains d'entre eux ont fait
intrusion dans l'espace aérien helvétique. Un bombardier s'est écrasé contre le
Grammont, libérant toute sa charge d'explosifs, un autre a percuté les
crêtes de Thyon. Tous les habitants de la région se souviennent de cette
nuit-là.
Depuis ce jour, je n'ai
cessé d’interroger ma mère pour savoir quand la guerre serait finie. Plus
précisément, je demandais: "quand la guerre sera finie, comment est-ce que
je le saurai?" Il me semblait, en effet, que cet événement aurait pu
passer inaperçu. J'avais peur de le rater, de ne pas être au rendez-vous d'une
fête, d'un moment de bonheur particulier. Il faut dire que nous menions une vie
tranquille et monotone. Nous habitions à Martigny. Mon père était mobilisé et
sa compagnie était postée non loin d'ici, au col du Grand-Saint-Bernard. Je me
disais que la guerre serait finie le jour où il reviendrait. A la fin de l'hiver, des
soldats allemands sont arrivés, des déserteurs, encadrés par nos militaires qui
les avaient recueillis à la frontière. Ils étaient sales et avaient pourtant fière
allure. Ils avaient l'air heureux. Ma mère
m’a dit que la guerre était finie pour eux. Mais mon père n’était toujours pas
revenu.
Encore cette anxiété. Les
jours passaient sans que rien ne trouble leur cours indolent. L'hiver sortait
de ses draps blancs et le printemps s'étirait sous un rayon de soleil. Alors,
je me disais: et si tout était fini? Si le monde avait cessé de se battre, de
battre au rythme des forces qui maintenaient la tension et l'attention des
adultes autour de moi? Était-il possible de passer de la guerre à la paix sans
même s'en rendre compte? Comme si l'on mourait lentement, à petit feu, sans en
avoir conscience? Je craignais de ne pas ressentir le soulagement, le bonheur,
que chacun aurait dû éprouver à cet instant.
Cette inquiétude s'enlisait
dans mes arrière-pensées, comme la neige qui persistait dans l'ombre des
montagnes. Et puis un jour, un événement s'est produit. Une éclaircie
s'est propagée jusqu'à la fenêtre de ma chambre. L'éclat dur d'un matin
d'avril, qui m'invitait à sortir malgré le froid. C'était un dimanche. Je
devais me préparer pour aller à la messe. Je ressentais un empressement
inhabituel, comme si quelque chose, quelqu'un, m'attendait. Ce sont des
voix qui ont attiré mon attention. Des clameurs d'enfants qui passaient devant
chez moi. Je me suis précipitée au-dehors. Je m'attendais à voir débarquer une
troupe de soldats, avec peut-être mon père parmi eux. J'ai suivi le mouvement
des filles et garçons de mon âge qui couraient. Ils m'ont emmenée à l'extrémité
de la ville, jusqu'au Grand Hôtel du Mont-Blanc, là où les montagnes
s'ouvraient sur les cols de la Forclaz et du Grand-Saint-Bernard. Un petit
groupe s'était rassemblé sur la place. J'ai d'abord vu les mulets, chargés de
bagages, et les guides qui avaient l'habitude de conduire les voyageurs jusqu'à
l'hospice. Puis j'ai aperçu les militaires, un officier et deux ou trois
soldats, qui se tenaient discrètement en retrait. Alors, un enfant a crié:
"La voilà!" Et j'ai vu une dame qui portait un manteau blanc et un
châle sur la tête. Elle était assise sur une valise. Ses yeux étaient masqués par
des lunettes noires et elle semblait ne pas remarquer ceux qui l'entouraient.
Nous n'avons d'abord pas osé nous approcher davantage. Le curé était là. Il
s'est incliné respectueusement devant elle et a fait un signe de bénédiction.
Elle a échangé quelques mots avec lui, sans se départir de sa pose hiératique.
Je n'entendais pas ce qu'elle disait, mais je voyais le mouvement de ses
lèvres. Le prêtre a secoué la tête, puis il s'est tourné vers nous en écartant
les bras dans sa soutane. J'avais l'habitude de le voir ainsi dans sa chaire et
pourtant son geste m'inspirait un sentiment grave et solennel; avec la montagne
en arrière-plan, il ressemblait à un aigle noir sur le point de
s'envoler.
- Venez les enfants, a-t-il
dit de sa voix profonde. Approchez! Venez saluer la princesse qui retourne en
Italie.
Nous nous sommes avancés
timidement. D'abord les plus petits, qui répondaient à l'appel, confiants. Les
grands ont suivi. Nous nous sommes spontanément placés en demi-cercle autour de
la dame qui nous adressait un sourire figé. Personne n'osait parler.
Alors, un gamin s'est avancé. C'était le petit Paul, qui devait avoir quatre
ans. Le curé a mis sa main sur son épaule, le retenant et le conduisant en même
temps avec douceur au-devant de la princesse.
- Au revoir, Madame! A-t-il
clamé de sa voix d'enfant.
Les autres se sont enhardis,
défilant à tour de rôle sous la vigilance du prélat, récitant leurs vœux,
de manière intelligible et sans la moindre hésitation, comme s'ils
avaient longuement répété cette mise en scène.
- Bon voyage, Majesté.
- À bientôt, Altesse.
- Que Dieu vous garde.
- Bonne route, princesse.
Elle répondait à chacun de
nous par un signe de tête ou un salut de sa main gantée. Je me suis demandé à
quoi ses yeux pouvaient ressembler sous les lunettes noires.
Les porteurs, entretemps,
avaient fini de sangler les bagages sur les mules qui se mettaient déjà en file
en agitant leurs grelots. Un homme s'est approché de la princesse qui s'est
levée et lui a cédé sa valise, presque avec regret. Elle nous a adressé un
dernier salut et s'est mise en route avec sa dame de compagnie. Le cortège
s'est ébranlé. Des militaires marchaient de chaque côté de la
colonne. D'autres porteurs suivaient, avec les skis sur les épaules.
Je regardais le chemin qui devenait
de plus en plus étroit avant de s'effacer sous la neige. On devinait son
sillon qui épousait le relief de la montagne. J'ai aperçu à ce moment les deux
voitures rutilantes qui étaient restées dans la cour de l'hôtel. Je me suis dit
qu'ils parviendraient à Bourg-Saint-Pierre vers la fin de l'après-midi et
peut-être à l'hospice avant la tombée de la nuit.
J’ai compris que les
Allemands avaient perdu la guerre et que mon père reviendrait bientôt. Et cette
inquiétude, ce sentiment de perdre pied devant la langueur de l’hiver, s’était
doucement enlisé, s’était mué en une sorte de mélancolie. Une nostalgie du
silence et de la neige, qui m’étreint encore jusqu’à ce jour, quand je pense à
la princesse blanche.
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