Zürich, le 31 août 1939
- Un petit
peuple créateur de grandes œuvres !
Berthold
donna un coup de canne sur le dossier de la chaise et apprécia le son net et
clinquant que le métal rendait. C’était au moins la troisième fois qu’il
répétait la devise de l’exposition en soupesant chaque mot, comme s’il en
éprouvait la consistance.
- Cent pour
cent aluminium !
Il
s’installa sur le siège en écartant les jambes et en prenant soin de retrousser
les canons de son pantalon. Puis il tendit le regard vers la rive opposée et la
bande bleue du lac qui la soutenait. On distinguait même les Alpes glaronnaises
avec un peu de neige sur leurs sommets.
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- Greta, tu
me feras penser que nous devrions nous procurer des boîtes en aluminium pour
emballer nos commandes de biscuits. C’est un métal d’avenir.
Berthold
contemplait toutes ces chaises identiques, échouées sur le quai. Leur éclat
argenté sous le soleil faisait penser au produit d’une pêche miraculeuse. A
peine la moitié d’entre elles étaient occupées par des badauds. Il estimait
pourtant leur nombre à au moins deux cents et il se confortait dans l’idée que
tous ces gens avaient fait le même choix que lui en n’hésitant pas à payer le
prix de l’entrée qui s’élevait à deux francs par personne. Il fallait encore
compter les billets de train. Et il n’avait pas résisté à l’enthousiasme de
Greta qui voulait faire un tour sur le Schifflibach.
Leurs deux places dans la petite embarcation avaient coûté un franc, mais ils
n’oublieraient pas ce moment où, serrés l’un contre l’autre, ils avaient reçu
la bénédiction de ces giclées d’eau comme une bouffée de bonheur. Il avait même payé le prix de la photo
souvenir. Et ce n’était pas tout. Il y avait encore le téléphérique, auquel il
ne fallait même pas songer, puisqu’il eût fallu débourser quasiment le prix de
leurs deux entrées. Et les nombreuses tentations exposées dans les halles et
les maisons traditionnelles du Dörfli,
à propos desquelles il avait été catégorique. « Nous sommes là pour
regarder avec les yeux ! »
S'en mettre plein les yeux! C'était précisément ce qu'ils avaient fait ce matin-là. Profiter de ce bonheur gratuit en admirant, par exemple, la multitude des drapeaux qui se déployaient au-dessus de la Höhenstrasse. Les fanions des trois mille communes de Suisse. Greta fut la première à apercevoir celui de Neuenhof. Sous l'effet de l'émotion, ils s'étaient étreints sous la bannière. Cela n'était plus arrivé depuis la naissance de leur fils trois ans auparavant. C'était aussi la première fois qu'ils se retrouvaient seul à seul, ayant laissé l'enfant chez ses grands-parents.
S'en mettre plein les yeux! C'était précisément ce qu'ils avaient fait ce matin-là. Profiter de ce bonheur gratuit en admirant, par exemple, la multitude des drapeaux qui se déployaient au-dessus de la Höhenstrasse. Les fanions des trois mille communes de Suisse. Greta fut la première à apercevoir celui de Neuenhof. Sous l'effet de l'émotion, ils s'étaient étreints sous la bannière. Cela n'était plus arrivé depuis la naissance de leur fils trois ans auparavant. C'était aussi la première fois qu'ils se retrouvaient seul à seul, ayant laissé l'enfant chez ses grands-parents.
- Où veux-tu aller?
La voix de Greta le surprit,
alors que son esprit, saturé de couleurs, s'était assoupi dans cette sensation
de plénitude, un peu comme une nature morte qui sèche au soleil.
Il regarda sa montre. Trois
heures et demie. Il y avait encore une bonne heure à occuper avant le départ du
train. Il fit mentalement l'inventaire de toutes les attractions qui figuraient
dans le programme pour arriver à la conclusion qu'ils les avaient toutes
passées en revue, à l'exception de celles qu'il avait jugées hors de prix. Il
était personnellement tenté de retourner dans la halle de l'aluminium, mais Greta
aurait sans doute préféré flâner un peu dans le Dörfli. C'est ce qu'il proposa pour lui faire plaisir, en se disant
qu'ils pourraient bien encore dépenser deux ou trois francs pour un souvenir,
puisqu'ils avaient été si raisonnables au cours de cette journée.
Ils regagnèrent le village
et se mirent à déambuler sans but précis. La foule s'attroupait devant les
bistrots, les carnotzets, qui servaient des spécialités locales. Une bonne
odeur de viande fumée provenait du Grotto
Ticinese. Mieux valait cependant ne pas dépenser pour des denrées
périssables en un jour aussi mémorable. Ils parvinrent sur la place de fête où
une fanfare jurassienne entonnait une marche militaire. On retrouvait
l'effervescence des couleurs auxquelles se mêlait l'éclat des cuivres. Berthold
regardait les nombreux stands dressés autour de l'esplanade, comme s'il
cherchait un refuge ou du moins un peu d'ombre. C'est alors qu'une pancarte
retint son attention. Le mot "Lilipusuisse" surplombait l'entrée
d'une sorte de pavillon au toit pointu. Une lueur feutrée perçait à travers la
bâche.
Il attira Greta vers ce
kiosque étrange en s'étonnant de ne pas l'avoir remarqué auparavant quand ils
étaient passés par là. Ensemble, ils pénétrèrent dans cet univers sans trop savoir
à quoi s'attendre. Berthold eut un mouvement de recul en apercevant la dame qui
se tenait derrière le guichet. Il se détendit en voyant son visage qui
souriait, qui ne réclamait rien. Une maquette était exposée dans l'espace
conique qui s'ouvrait devant ses yeux. Un train électrique circulait dans
un décor de carton-pâte. La locomotive fumait et son phare
jaune étincelait à la sortie du tunnel. Elle sifflait en traversant un
village. Il y avait une église, un bureau de poste, des figurines de badauds. Berthold
se pencha pour voir de plus près les fenêtres éclairées des wagons passagers.
Il crut apercevoir l’ébauche de sourires fins et malicieux qui se tournaient
vers lui sous l’effet de la vitesse. La moindre petite touche de peinture
déclenchait une vision kaléïdoscopique sur sa rétine. Une clochette se mit à
tinter et la barrière d’un passage à niveau s’abaissa au moment où le train
passa.
- Regarde-cela, Greti !
Mais Greta était bien trop
occupée à admirer les petites poupées en costume traditionnel sur les étagères
de la boutique. Ce ne fut pas son regard qui croisa le sien quand il redressa
la tête, mais celui d’un étranger. Un homme plus jeune que lui, avec une
moustache étroite et une frange qui lui barrait le front. Il portait l’uniforme
militaire avec le bonnet de feutre et l’insigne d’un caporal. Comme lui, il
paraissait ébahi par le spectacle.
- Ida, schau mal, was für ein kleiner Wunder! S’exclama-t-il, comme
en écho aux paroles de Berthold.
Une femme se raccrochait à
son épaule. Son rire cascadait à travers une chevelure dorée. Elle tenait un
sac de victuailles d’où une odeur d’ail et de fromage s’échappait par bouffées.
Berthold se dit qu’il les avait déjà croisés aujourd’hui. Oui, il avait aperçu
ce couple dans l’une des fermes de l’expo, entre les rideaux de saucissons qui
séparaient la matière dense de cette pénombre. Ils s’étaient formulés à partir
d’un rire, d’une voix, d’une sensation que l’on partageait avec des inconnus
qui n’étaient pas des étrangers, entre humains solidaires, entre gens d’une
même nation. Cette même pensée a dû traverser l’esprit des deux hommes au
moment où ils se souriaient par-dessus la barrière du passage à niveau. Tels
deux géants dont les regards se croisaient tout naturellement par-delà les
montagnes.
Un peu plus tard, sur la
place de fête, il revit le soldat et sa femme qui marchaient devant eux. Il
prit Greta par la main et suivit le mouvement de la foule qui se dirigeait vers
la halle aux bestiaux. D’où provenait toute cette agitation ? Les gens s’amassaient
contre les barrières qui avaient été disposées le long de l’allée principale.
Un peu de paille jonchait le sol. Qui attendait-on ? Une fanfare ? Un
cortège ? Un défilé de vaches ? Berthold et Greta se frayèrent un
passage à contre-courant jusqu’au bout de l’avenue. Un homme qui portait une
boîte en carton autour du cou se mit à crier à côté d’eux.
- Mesdames, Messieurs, les
paris sont ouverts ! Le rouge… Le rouge de Langenthal a la grande
forme ! Le bleu, le jaune, sont affamés, croyez-moi, et bien déterminés à
devancer tout le monde.
Quand Berthold se trouva
juste à sa portée, l’homme se pencha vers lui en soufflant cette confidence à
voix basse:
- Mais c’est le vert qui
tient le bon filon. Le vert de Thurgovie.
Le vert… Quel vert ?
Berthold regarda par-dessus la barrière aussi loin qu’il le pouvait pour
obtenir la réponse à sa question. Une dizaine de petits cochons roses portant
des dossards de toutes les couleurs trépignait dans des boxes en mêlant leurs
grognements au brouhaha de la foule.
- Oui, le vert, croyez-moi,
reprit l’homme, les oreilles tendues et le groin qui ronronne, ça ne trompe
pas.
Berthold allait se détourner
sans répondre, quand une voix tonna à côté de lui.
- Oui, le vert! Pour moi, le
vert!
Le soldat était subitement
réapparu derrière lui. Son bras passa par-dessus l’épaule de Berthold pour
déposer une pièce de deux francs dans la boîte en carton. L’homme lui offrit
une liasse de petits coupons pour ce prix-là. Le soldat les empocha à la hâte,
comme s’il s’agissait du fruit d’un délit, puis il entraîna sa grosse femme qui
bouscula Berthold sur son passage.
- Allons-nous-en… C’est une
honte, dit-il à Greta. Un spectacle de foire. Nous ne sommes pas venus pour ça.
Ils voulurent s’éloigner,
mais la foule compacte les empêchait de revenir en arrière. Ils restèrent
coincés entre les rangs les plus reculés, avec ce vacarme qui les empêchait de
se comprendre.
- Non, mais… Deux francs, tu
te rends compte !
- Que dis-tu ?
- Nous, on fait des
économies, et lui…
- Oui, ce sont des cochons,
essayons de nous rapprocher pour voir.
Berthold continuait de
ruminer intérieurement. Deux francs… Pouvait-il se le permettre, ce petit
caporal ? Sans doute, sa solde qu’il venait de toucher. Qu’il fallait
dépenser immédiatement, jusqu’au dernier centime, en buvant, en s’amusant, dès
qu’on était en permission. Ils étaient tous les mêmes. Mais lui, sa solde, il
l’avait toujours épargnée, mise de côté, en songeant à ce constituer un petit
pécule qui aurait toujours pu leur être utile en cas de besoin. Parier, c’était
jeter l’argent par la fenêtre. Dire qu’ils avaient renoncé au téléphérique pour
la même somme, qu’ils avaient pique-niqué au lieu de s’offrir le repas au
restaurant des chasseurs des Grisons.
Un bruit sourd le tira de
ses réflexions. Un coup de feu. Les portes des boxes s’ouvrirent. La
course venait de commencer. Les cochons se précipitaient à ras de terre, se
bousculaient dans l'allée étroite. Il ne voyait pas grand-chose d'où il était,
mais la foule devant lui tressautait au rythme des secousses de ces petites
bêtes vives et dodues. Des hommes poussaient des cris, des femmes remuaient
leur derrière. Tout cela dura à peine quelques secondes. En moins de temps
qu'il n'en fallait pour comprendre ce qui se passait, les gorets avaient déjà
franchi la ligne d'arrivée. L'agitation retomba aussitôt et la foule commença
lentement à se disperser le long de l'avenue.
- Qui a gagné?
Berthold semblait vouloir la
retenir, agrippant les passants sans le moindre égard, comme s'il était la
victime d'un vol à la tire, comme s'il prenait le monde entier à témoin de son
infortune. Un bonhomme finit par lui avouer dans un haussement d'épaule.
- Le vert a gagné.
- Pas possible...
Il s'arrêta net. Tout au
bout de l'allée, les petits cochons, vêtus de leurs manchons de couleur verte,
jaune ou rouge, étaient déjà rassemblés dans un enclos. Tranquilles,
indifférents à leur sort, ils se pressaient les uns contre les autres, sans que
rien ne permît de distinguer le vainqueur de ses poursuivants, songeant sans
doute déjà à leur double ration de pommes de terre.
Berthold lança encore un
regard éperdu par-dessus la foule pour retrouver le petit caporal et sa bonne
femme. Mais ceux-ci avaient déjà disparu en emportant leur gain. Certainement pas
grand-chose. Pour deux francs de mise, ils ne se mettraient quand même pas des
écus d'or dans les poches. Un panier de victuailles, avec un fromage, une
saucisse sèche, un pot de miel, tout au plus. Des provisions, ils en
avaient déjà accumulées des tas tout au long de cette journée. Il fallait voir
le sac plein que la femme trimballait sur son épaule. Un stock de guerre!
Des gens prévoyants... Qui avaient su prédire que le cochon vert serait le plus
fougueux. Des chanceux. Des idiots qui auraient pu tout aussi bien s'enrichir
ou se ruiner de la même façon, selon les caprices du destin. Telle était la
jeunesse d'aujourd'hui. Mieux valait ne plus y penser.
Greta se rappela à lui en
tapotant sur le cadran de sa montre. Il était l’heure de partir, s’ils ne
voulaient pas rater le train.
C'était le 31 août 1939.
Bien des années après, lorsqu'il se souviendrait de l'exposition nationale, Berthold
évoquerait avec émotion l'avenue de la patrie et du peuple avec son cortège de
drapeaux. Il montrerait à ses enfants et à ses petits-enfants la
photographie prise sur la barque du Schifflibach
et la médaille commémorative en aluminium. Mais ce ne sont pas les couleurs de
la Höhenstrasse ou le baiser de Greta
sous la bannière de son village qui ont le plus marqué son esprit. Il se
souviendrait, certes, des petits cochons qui se trémoussaient loin de son
regard et qui ont fait la fortune du caporal. Mais, pour lui, la Landi était devenue comme un jardin
public, déserté à la tombée du soir, un parc où seules les statues demeurent.
Comme cette sculpture en bronze, celle qui représentait un paysan torse nu
enfilant sa vareuse militaire. Celui qui se disait "prêt au combat."
Il n'avait pas accordé une grande attention à cet imposant symbole du
patriotisme, mais ses yeux avaient été attirés par ce qui brillait par terre,
autour du socle. Des pièces de monnaie. Il y en avait tellement! Des centimes, mais aussi
quelques francs. Qui pouvait bien jeter ainsi l'argent et dans quel
but? Il avait attendu pour voir le geste distrait d'un visiteur se
délestant de sa monnaie au pied de la statue. Mais les autres badauds,
comme lui, scrutaient le monument d’un air dubitatif. Sans doute ne
tenaient-ils pas non plus à se faire remarquer en faisant preuve d’une telle
libéralité quand l’air du temps inspirait plutôt un sentiment de gravité. Les
donateurs devaient pourtant être parmi eux. Discrets, silencieux. Il aurait
fini par croire qu'une armée de zombies était venue se recueillir ici dans la
pénombre, avant le lever du jour.
Il en viendrait même à demander s’il n’avait pas rêvé.
Alors, quand Greta lui demandait : « Tu te souviens de la
Landi ? » Il se contentait de répondre: « Oui. » Et il
poursuivait cette réflexion intérieurement : Oui, pas de doute. C’était le
31 août 1939. Il y avait de l’argent par terre. Et des vœux qui dormaient au
fond de l’eau.
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