Il était
interdit de pénétrer dans le salon du piano. A moins que sa mère ne le fît
venir expressément. Sa bonne alors l’y conduisait et le laissait sur le pas de
la porte qui demeurait entrouverte. Pisti s’avançait à travers cette porte à
double battant et s’inclinait devant la lumière, spectre hautain, drapé de
velours, qui pointait son doigt sur lui.
- Mère, je
vous baise la main.
Suite à découvrir ⏬
Suite à découvrir ⏬
Cette main
ne parvenait jamais jusqu’à ses lèvres. Elle prolongeait un rayon de jour qui parcourait
une surface en bois laqué. Elle semblait vouloir retenir quelque chose de
lisse, quelque chose qui lui échappait. Une intention. C’était, en
général, tout ce qu’il captait de ces instants. Le discours était musical,
dénué de sens. Il entrait dans ses mesures, un peu de la même façon qu’il
appréhendait la vie, avec douceur et retenue. Quand elle avait fini de parler,
il s’inclinait à nouveau et marchait à reculons jusqu’à la porte.
Sa mère le
faisait venir de temps en temps le soir pour lui souhaiter une bonne nuit. Parfois,
elle l’appelait auprès d’elle en fin d’après-midi. Sans véritable raison. Pendant
les jours d’hiver qui s’allongeaient, sans soleil ni pluie, dans une
interminable griserie. Il n’y avait qu’un seul jour dans l’année où elle
demandait à le voir à la première heure du matin. C’était le dimanche de
Pâques.
Pisti se
levait de bonne heure, avant l’aube. Sa bonne l’habillait avec la chemise aux
boutons de manchettes de la famille et le veston de flanelle bleu marine. Il
s’avançait ce jour-là hardiment dans le salon du piano, jusqu’à la commode qui
se trouvait sous la fenêtre. Sa mère, debout, l’y attendait. Elle lui remettait
le vase en verre. Il écoutait ses recommandations et se retirait sans dire un
mot en prenant garde de ne pas faire osciller le liquide qui se trouvait à
l’intérieur. Ce n’était que de l’eau. Une eau qu’elle avait dû aromatiser avec
des pétales de roses ou quelques gouttes de parfum. Cette subtile attention
n’avait pas de couleur, pas d’odeur. Il s’efforçait pourtant de la déceler à
travers la pensée transparente qui l’accompagnait tout au long de son pèlerinage.
Le vase avait un long bec recourbé; il ne risquait pas de renverser son contenu.
Un cheval aurait pu le frapper de plein fouet sur la chaussée; le verre se
serait brisé, avant d’avoir régurgité le précieux liquide. Sa bonne, du reste,
veillait à ce que le trajet se passe sans encombre. On ne prenait pas le tram.
On longeait la façade de l’opéra, on passait devant les porches où les ombres
tapies se recroquevillaient davantage sur elles-mêmes sur leur passage. Il ne faisait
ce parcours qu’une seule fois par année, mais il lui semblait que ces pas le
guidaient à la façon d’un somnambule.
La comtesse
Pázmándy habitait dans une sorte d’hôtel particulier sur la rive est du Danube.
Il se rendait chez elle pour l’asperger de quelques gouttes d’eau, selon la
tradition. Une vieille coutume, dont on ignorait l’origine, voulait, en effet,
que les enfants « arrosent » les dames le jour de Pâques.
Le
concierge l’introduisait dans la cour et il fallait attendre qu’un domestique
en livrée vînt le chercher. Sa bonne l’avait auparavant laissé devant la grille
de l’immeuble en le délestant de son manteau. L’air matinal était encore
frais à cette saison et le temps d’attente pouvait paraître long. Il était
alors tenté de recueillir un peu de ce liquide sur ses doigts pour le porter à
ses lèvres, le respirer, ne fut-ce que quelques gouttes. Le domestique arrivait
toujours à ce moment-là et il avait l’impression d’être pris en flagrant délit
de ce péché d’intention. L’homme n’était jamais le même. Et pourtant toujours
aussi muet. Le trajet qui le menait de la cour jusqu’aux appartements de la
comtesse était le seul qu’il n’aurait su parcourir seul. Il lui semblait que
l’on n’empruntait jamais le même chemin et que ce labyrinthe n’aboutissait
jamais au même endroit. Il reconnaissait pourtant la porte. Blanche, avec son
relief doré; elle s’ouvrait pour laisser filtrer la même lumière diffuse qui
émanait du salon de musique de sa mère.
La comtesse
Pázmándy était une femme âgée et corpulente. Les nombreux plis de ses vêtements
ne faisaient qu’accroître l’impression d’aisance et d’opulence qu’elle
inspirait. Mais ce qui le frappait davantage était cette odeur de farine, le
parfum fade et saturé qui semblait être le propre des vieilles personnes. Elle
souriait et il s’avançait vers elle sans appréhension, comme s’il répondait à
la promesse de petits pains chauds. Elle tendait une main potelée et bien
réelle. Il inclinait alors le bec du vase; l’eau remontait lentement le long du
cou de verre, elle s’égouttait, d’abord de manière intermittente, puis en un
filet continu, jusqu’à ce que les plis de la jupe soient mouillés.
Alors, la
comtesse saisissait un coffret sur sa table de chevet et en tirait un billet de
dix pengös. Pisti savait qu’il ne
devait pas la remercier, mais s’incliner en lui présentant ses hommages, puis
se retirer aussitôt.
* *
*
Pisti s’est
réveillé un matin avec un cri qui résonnait dans sa tête. Il ne savait pas si
cela provenait de lui ou de l’extérieur. Quelque chose avait précédé ce son
humain: un crissement, un bruit mécanique. Métallique. C’était l’hiver et il
faisait encore nuit. Un silence pesant régnait dans l’appartement. Sa mère
était déjà partie; elle avait l’habitude de se rendre très tôt au
conservatoire, quand on préparait les concerts de fin d’année. Sa bonne ne
viendrait pas, car elle était malade depuis la veille.
Dans le
silence et l’obscurité, il essaya de rassembler ses esprits. De retrouver ce
qui avait précédé le cri. Soudain, l’horreur refit surface, froide et limpide
comme le sommeil qui l’abritait. Sa mère, vêtue d’un manteau de zibeline, se
trouvait au premier rang de la foule qui attendait le métro dans la station
souterraine. La voiture est arrivée et, dans le mouvement de cette foule,
quelqu’un l’a bousculée. Le grincement des essieux a transpercé la nuit et le
cri a jailli en même temps que la silhouette de sa mère se désagrégeait dans la
clarté aveuglante de deux yeux jaunes.
C’était
arrivé ce matin… Non, la veille. Il l’avait momentanément oublié en sombrant
dans le sommeil. La nuit avait avalé ses larmes. Il avait pleuré, tant pleuré,
qu’il avait fini par oublier. Il avait épuisé toutes ses larmes et ne
ressentait à présent qu’une grande sécheresse dans tout son être.
Pisti a
attendu que le jour se lève, que la ville s’étire lentement hors de ses draps
tachés de suie. Il s’est levé, puis s’est nettoyé le visage et la poitrine à
l’eau froide. Il s’est habillé seul. L’horloge indiquait huit heures du matin
quand il est arrivé dans l’antichambre du grand salon. La porte de la salle de
musique était entrebâillée. Il n’y avait pas de lumière, mais une matière grise
qui ne venait de nulle part. Il hésitait à y pénétrer, quand il a entendu un
bruit dans la cage d’escalier. Il a poussé doucement le verrou de la porte
principale pour voir qui venait. C’était Mademoiselle Veszelka. Cette femme,
d’habitude si discrète, presque fuyante, s’est arrêtée sur le palier et l’a
regardé d’un air incrédule. Elle n’a pas réagi quand l’enfant a émis une
plainte aigüe qui est allée se perdre vers les charpentes de la toiture. Pisti
n’a pas hésité, car il savait qu’elle était son unique secours, son dernier
espoir.
-
Mademoiselle Veszelka, maman est morte… Maman est morte hier matin… Le métro l’a
renversée. Il faut aller le dire à la comtesse… La comtesse Pázmándy, qui
habite au cinq de l’avenue Andrassy, près de l’opéra.
- Ta
mère ? Mon Dieu… Mais que fais-tu là ? Ta bonne n’est pas avec
toi ?
- Elle est
malade… Elle ne sait pas, elle ne viendra pas. Mademoiselle… Je vous en
prie ! Allez prévenir la comtesse. Puisse-t-elle avoir pitié et me venir
en aide.
* *
*
Budapest, le 21 décembre 1938
La scène a lieu dans le grand salon. C’est le soir et
les candélabres muraux sont allumés de part et d’autre de la cheminée. Un objet
détonne parmi les décorations de Noël qui sont disposées près du foyer éteint.
C’est une grande couronne tressée en bois de noisetier, piquée de fleurs mauves
et blanches, et enveloppée d’un ruban de soie pourpre portant une inscription
en lettres dorées:
« À
notre fidèle et dévouée compagne, avec l’expression de notre profond chagrin et
de notre éternelle affection. Comtesse Maria Jozsefa Pázmándy von Pilhof. »
Une femme vêtue d’une robe de taffetas rouge foncé avec
un décolleté est assise sur un fauteuil. Un homme se tient debout à ses côtés,
les mains jointes derrière le dos.
Madame Lorencz – Sa vue me fait horreur et je n’ai pourtant pas pu
me résoudre à la faire enlever.
Monsieur Lorencz – János la débarrassera. Demain matin, elle ne sera
plus là.
Madame Lorencz – J’en ai la chair et les os transis… Mon Dieu,
est-elle au courant ?
Monsieur Lorencz – J’ai fait porter une lettre à la comtesse ce matin
même. J’ai expliqué qu’il s’agissait d’un fâcheux malentendu. L’enfant avait
sans doute de la fièvre. Il aurait imaginé des choses dans son délire.
Madame Lorencz – Un cauchemar… Oui, mon Dieu, je voudrais me
réveiller. Suis-je encore en vie ? Comment pourrai-je me présenter devant
elle sans avoir l’air d’une revenante ?
Monsieur Lorencz – Voyons, ma chère, ce n’est qu’un quiproquo. La
comtesse est clairvoyante et ne nous en tiendra pas rigueur.
Madame Lorencz – Je n’aurais pas dû le laisser seul. C’est un enfant
fragile. Parfois, il me fait peur. Dieu sait ce qui peut encore lui arriver… Ce
qui peut encore traverser son esprit, ouvert aux quatre vents.
Monsieur Lorencz – Ne vous inquiétez pas. Le docteur est passé ce
matin. Il pense qu’il s’agit d’un simple refroidissement. Cependant, je sais…
J’y ai réfléchi… Et je pense que, à son âge, sa place n’est plus ici. L’air de
cette maison ne lui fait pas du bien. Trop de confinement, de protection.
Uniquement des femmes dans son entourage. Il n’a plus l’âge d’être dans les
jupes d’une bonne. Je parlerai à Ilonka et je lui paierai ses derniers gages à
la fin de l’année.
Madame Lorencz – Et à quel genre d’établissement avez-vous songé
pour notre Pisti ?
Monsieur Lorencz – Il y a un collège jésuite à Esztergom de très bonne
réputation. Le vice-recteur est le frère d’un ancien camarade de régiment qui
travaille aujourd’hui au ministère de l’éducation. Il pourrait y être admis en
internat dès le début de la nouvelle année.
Madame Lorencz – Soit, s’il vous a été recommandé par l’une de vos
relations… Je suis épuisée. Toute cette histoire m’a éreintée. Nous en
reparlerons demain. Je me dois d’écrire moi-même à la comtesse, dès que je me
sentirai mieux. Je n’oserai plus reparaître devant elle. Combien a-t-elle payé
pour cette couronne ? Je devrais lui rendre cet argent. Je ne sais même
pas combien… Non, ce serait inconvenant.
Monsieur Lorencz – En effet, vous vous contenterez de lui offrir un
beau présent pour Noël. J’ai vu de très jolies pièces de maroquinerie dans la
vitrine du Juif Mölcke. Un étui pour un stylo ou un coupe-papier ferait un très
bon effet.
Madame Lorencz – Oui, nous aurons le temps d’y penser. Je ne la
reverrai qu’après le nouvel an, pour sa leçon de piano. Mon Dieu… Mon Dieu,
qu’ai-je fait pour mériter cela ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire