Un peu dans l’air du temps: une histoire de rond-point…
Histoire de giration, de mouvement perpétuel (hélicoïdal), de spirale, de révolution…
D’un monde qui tourne en rond.
Assur a été
le premier à l’avoir remarquée. C’était une voiture qui, comme les autres, ne
mettait pas son clignoteur pour indiquer son intention de sortir du rond-point,
mais qui, contrairement aux autres, ne sortait pas. Elle a fait le tour deux
fois, trois fois… Cela arrive à tout le monde de se tromper de direction. Mais
il fallait être vraiment paumé, obnubilé par l’écran du GPS, pour faire quatre
ou cinq fois le tour sans tenter sa chance dans une autre direction. Assur
avait entretemps remarqué la marque et la couleur de l’auto: une Peugeot 308, gris
métallisé, d’une ancienne série qui ne se fabriquait sans doute plus
actuellement. Assur s’y connaissait un peu en bagnoles, il rêvait de devenir
mécanicien, et c’est peut-être ce détail qui l’a finalement incité à faire part
de sa réflexion.
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- Eh, y a une vieille Peugeot 308 qui arrête pas de tourner dans le rond-point.
Sa remarque ne suscita guère d’écho. Il n’avait d’ailleurs même pas pris la peine de se retourner pour se faire entendre de ceux qui étaient restés à l’intérieur, alors que le bruit de la circulation aspirait naturellement le son de sa voix selon la loi de la gravité. Il était sur le balcon, au troisième étage. Il ne pouvait voir l’occupant de ce véhicule qui l’entraînait dans le tourbillon de cette pensée abyssale. Était-ce un homme ou une femme ? Il aurait certainement penché pour la seconde option s’il s’était posé la question. Mais, il n’en était pas encore arrivé à ce stade de sa réflexion. Il n’y avait pour l’instant qu’une chose singulière. Asexuée, inhumaine. Un truc qui tournait en rond, comme pour retenir volontairement son attention, l’attirer dans sa rotation, telle une étoile qui maintient la matière condensée dans son orbite.
Sa remarque ne suscita guère d’écho. Il n’avait d’ailleurs même pas pris la peine de se retourner pour se faire entendre de ceux qui étaient restés à l’intérieur, alors que le bruit de la circulation aspirait naturellement le son de sa voix selon la loi de la gravité. Il était sur le balcon, au troisième étage. Il ne pouvait voir l’occupant de ce véhicule qui l’entraînait dans le tourbillon de cette pensée abyssale. Était-ce un homme ou une femme ? Il aurait certainement penché pour la seconde option s’il s’était posé la question. Mais, il n’en était pas encore arrivé à ce stade de sa réflexion. Il n’y avait pour l’instant qu’une chose singulière. Asexuée, inhumaine. Un truc qui tournait en rond, comme pour retenir volontairement son attention, l’attirer dans sa rotation, telle une étoile qui maintient la matière condensée dans son orbite.
- Eh, vous
entendez ce que je dis ? Y a un taré qui est entré dans le giratoire et
qui veut plus en sortir.
Un son de
casserole a retenti derrière son dos, puis un raclement de gorge.
- Ferme
cette fenêtre, Assur, tu laisses rentrer le froid.
- Qu’est-ce
qu’il dit ?
- Il dit que…
- C’est
bon, j’ai compris. Et alors ? Qu’il y reste, ce dingo, si ça lui fait
plaisir.
Assur a
soupiré, puis a tiré sur sa cigarette en calant ses coudes sur la balustrade.
C’était le moment le plus mortel de la semaine: le dimanche, après le déjeuner
en famille, quand l’on se trouvait dans les prémices d’une lente digestion. Le
lave-vaisselle tournait et sa mère luttait contre les résidus calcinés dans le
fond du plat en fonte. Le paternel lisait son journal dans le canapé du salon
et son frère Marduk faisait un jeu vidéo en attendant la diffusion de
l’événement sportif de l’après-midi, en l’occurrence une course de formule 1
dont on se contenterait à défaut de football. A cette heure-ci, on ne sortait
pas; on attendait la nuit. La cité était déserte, morte. La clarté du jour
révélait sa géométrie froide. Le regard net adhérait au béton, aux angles des
bâtiments et aux pavés des défilés étroits qui prolongeaient l’acuité visuelle
dans le flou de la pensée. L’apathie, l’inaction. L’humanité était rampante.
Les garçons et les filles de son âge fomentaient leurs rêves à ce stade
larvaire avant que la nuit tombe. Eventuellement. Cette grisaille finirait par
s’étioler et glisser dans un tremblement. Ils se découvriraient des ailes
mitées pour frétiller dans la lumière. Mais le temps stagnait, l’après-midi
était long et prenait une tournure vertigineuse à l’image de ce cinglé qui
tournait en rond sans manifester la moindre intention de s’arrêter.
- Ça fait
au moins la dixième fois qu’il boucle le tour du giratoire.
Marduk a
redressé la tête et, après un instant d’hésitation, s’est emparé de la
télécommande. Une sorte de tumulte s’est mis à vibrer sur l’écran. On
retransmettait les échauffourées qui avaient lieu en marge d’une manifestation
dans la capitale. Il regardait d’un air absent, le bras tendu et le pouce figé
sur l’appareil, comme statufié devant Sodome; il ne pouvait se décider à
changer de chaîne. Et puis soudain, il s’est tourné vers la porte-fenêtre avec
une moue contrariée devant le jour qui l’éblouissait.
- Et alors,
en quoi ça te dérange ?
- Il
pollue.
- C’est pas
bon pour la planète… Foutue planète… Appelle les flics.
Le père a
froissé son journal et a tendu son cou en plissant les yeux tel un animal à
sang froid qui se réveille.
-
Taisez-vous, au nom du ciel ! Et arrêtez de zapper. Je veux voir ce qui se
passe.
Les deux
frères se sont retrouvés sur le balcon. Le cadet a tendu une cigarette à son aîné
qui s’est penché pour observer la scène. On repérait aussitôt la voiture grise
qui se fondait dans la fluidité du trafic et semblait même lui imprimer une
sorte de rythme, de souffle, comme un mouvement de manivelle qui, par un jeu
subtil de leviers, entraînait la mécanique d’une machine puissante, capable de
déferler sur le monde. Elle ne roulait pas vite. Non… Il se serait sans doute
attendu à la voir au taquet, pressant celle de devant qui semblait finalement
quitter le rond-point un peu contre nature, presque par lassitude. En effet,
les autres partaient, comme s’ils abandonnaient la partie, capitulaient, tandis
que la Peugeot grise tenait bon la route, sans dérailler de son engrenage. Marduk
mâchouillait le bout de sa cigarette au goût de tabac froid et en oubliait de
réclamer le briquet que son frère tenait toujours en main.
- Six
mille !
La voix du
père a retenti à l’intérieur.
- Sont six
mille, vous entendez ? Ils annonçaient à peine la moitié dans le journal. Eh,
les flics, là ! Comme ils cognent, c’est pas normal ! C’est quoi
ça ? Des grenades lacrymogènes ? Y vont tous nous réduire aux larmes,
au désespoir !
- Alors, tu
veux les appeler, les flics ? A dit Marduk en se tournant machinalement
vers son frère.
- Ils ont
certainement autre chose à foutre.
- Et le
type va jamais s’arrêter de tourner.
- Il va
finir par se fatiguer… Ou par avoir le tournis et foncer droit dans le mur… On
parie ?
- Et moi je
te parie que les flics vont finir par débouler, même si tu les appelles pas. Ça
finit toujours comme ça. Ils tombent de nulle part, juste quand tu te mets à y
penser.
Marduk
avait à peine fini de parler que la voiture grise a ralenti jusqu’à s’arrêter
complètement au milieu du rond-point. Les autres véhicules se sont mis à
klaxonner. Une longue file s’est formée presqu’aussitôt jusqu’à perte de vue.
L’embouteillage monstre qui semblait paralyser la ville entière.
Des visages
humains sont subitement apparus aux fenêtres des voitures et des immeubles le
long de la rue. Des portières ont claqué. Des types sont sortis et se sont
approchés de la voiture grise. Ils cognaient contre la vitre qui a fini par
s’abaisser. Mais personne n’a pointé le bout de son nez au-dehors. Ils se sont
penchés, ont parlé dans ce trou béant. Des mots qu’on n’entendait pas. Des
invectives, des supplications, des appels à la raison, des mots pressants,
tantôt durs, tantôt doux, à la fois implorants et implacables, indulgents,
impatients, prévenants, exaspérés, exténués.
La portière
restait verrouillée. Quelqu’un l’a ouverte en passant le bras à l’intérieur du
véhicule. Alors, on a vu un individu en sortir… Ou plutôt on l’a tiré de là.
Bousculé, tiraillé de toute part, il levait les bras, comme s’il se rendait à
un ennemi en surnombre. Un homme. Un vieillard aux cheveux hirsutes. Des
cheveux blancs, électrisés, comme s’il avait accumulé une espèce d’énergie
magnétique à force d’être resté dans la cage métallique de son auto. Une pile,
une batterie qui avait duré le plus longtemps possible avant de se trouver à
plat. Il portait un long manteau, un cache-poussière avec des manches trop
larges qui pendaient sous ses bras. On eût dit que l’oiseau cherchait encore à
s’envoler après avoir bu la tasse dans la marée noire. Le trafic avait repris
son cours et les moteurs pétaradaient tout autour en régurgitant leurs rebuts
de fioul. Mais les gens autour de lui avaient l’air bien décidés à ne pas le
laisser se noyer là au milieu. On l’a pris par la main. On l’a emmené au centre
du rond-point, sur une parcelle de gazon brûlé, à l’ombre d’un arbre
squelettique. Un homme et une femme sont restés auprès de lui. On voyait qu’ils
essayaient de lui parler. La femme s’est même accroupie pour croiser son regard
qui errait sur le bitume. Puis ils se sont tus, se contentant d’être là, comme
auprès d’un grand malade. Alors, la police est arrivée au bout de seulement
deux ou trois minutes, comme l’avait prédit Marduk. Sans avoir l’air de se
presser, sans sirènes.
- C’est un
vieux fou, a dit Marduk, au lieu de se vanter de son don de prophétie.
- Ils vont
l’emmener à l’asile.
- Tu crois
vraiment ?
- C’est un
vieux qui a perdu la boule. L’Alzheimer, ça s’appelle. Y paraît que parfois ça
peut leur tomber dessus comme ça d’un coup. Ils ne savent soudain plus qui ils
sont et où ils vont.
- Comment
tu sais ça ?
- La prof
nous a dit que c’est ce qui allait nous arriver si on continuait à fumer du
shit.
- Qu’est-ce
que vous faites, les garçons, a crié une voix de femme depuis l’intérieur.
Arrêtez de rêvasser avec vos clopes et fermez cette porte-fenêtre. On gèle ici.
Vous allez voir ce que ça va nous coûter en électricité.
Marduk a
haussé les épaules et a jeté sa cigarette qui ne s’était jamais embrasée. Assur
a regardé sa montre. A peine trois heures de l’après-midi. Le Grand Prix de
Formule 1 avait commencé et le paternel avait changé de chaîne pour voir les
bolides qui avalaient leurs premiers tours de circuit. On était parti pour au
moins deux heures. Les garçons ont pris place à côté de leur père sur le canapé
et la mère est allée en rechignant fermer la porte-fenêtre qui était restée
grande ouverte.
- Vous
finirez par nous rendre malades. Nous faire attraper la mort… Et nous ruiner. Vous
n’écoutez jamais ce qu’on vous dit. C’est toujours la même histoire.
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